Dans “Histoires secrètes, France-Israël (1948-2018)”, le journaliste d’investigation Vincent Nouzille décrypte, à partir de très nombreuses archives originales, les relations tumultueuses et passionnelles entre le jeune Etat hébreux et notre pays, qui accueille la deuxième diaspora juive après les Etats-Unis.

La déclaration d’Indépendance de l’Etat israélien en 1948 proclamée par David Ben Gourion célèbre cette année ses 75 ans. Depuis la création du jeune Etat hébreu, Israël partage avec la France des relations tumultueuses : à la fois passionnelles et source d’incompréhensions mutuelles, le lien qui unit les deux pays a souvent donné, durant les mandats successifs, des échanges animés entre les dirigeants français et israéliens. La France, abritant la troisième plus grande communauté juive au monde, est de fait très intimement liée à la terre d’Israël.

Vincent Nouzille, journaliste d’investigation et auteur de nombreux ouvrages décryptant les mécanismes du pouvoir s’appuie dans son dernier livre Histoires secrètes, France-Israël (1948-2018), sur de nombreuses archives et télégrammes originaux sur les coulisses des relations diplomatiques, au cours des différents gouvernements. Son nouvel ouvrage publié par les éditions LLL (Les Liens qui Libèrent) révèle des centaines de documents inédits sur la relation franco-israélienne.

Comment vous est venue l’envie de raconter les coulisses des relations franco-israéliennes ? Qu’est-ce que cette relation a de spécifique ?

Vincent Nouzille – Je suis passionné par les relations internationales, par les coulisses de la politique étrangère et surtout par la manière dont nos présidents, chacun avec sa personnalité, ont pu influencer le cours des choses. Or la France a une relation très spéciale avec Israël depuis sa création, il y a 75 ans. La France a été la meilleure alliée de départ d’Israël pendant vingt ans, sur le plan stratégique, politique et militaire. Elle a aidé Israël à se former en tant que nation et à s’armer de 1948 à 1967, y compris sur le plan des armes nucléaires…

C’est cette relation quasi exclusive entre les deux pays durant deux décennies qui les a rendus presque intimes. Après la Seconde Guerre mondiale, une certaine culpabilité liée au régime de Vichy a aussi incité la France à soutenir le jeune Etat hébreu. Les élites politiques des deux pays partageaient également des valeurs communes ; notamment à travers la présence de socialistes dans les gouvernements des années 50, par exemple Guy Mollet ou très proches des travaillistes israéliens comme Ben Gourion, qui a fondé l’Etat d’Israël. Cette solidarité socialiste sioniste a joué au moment de la guerre d’Algérie. De plus, ils avaient un ennemi commun : l’Egypte. Puisque Nasser, le dirigeant égyptien, voulait attaquer Israël et alimentait en armes les indépendantistes algériens. Ce danger commun a favorisé une forte coopération militaire entre la France et Israël.

Cette relation spéciale a tourné au divorce sous Charles de Gaulle, lorsqu’en voulant jouer les médiateurs entre Israël et l’Egypte, il considéra qu’Israël « était l’agresseur » durant la guerre des six jours, en juin 1967. On retiendra cette phrase, que l’on retrouve dans les documents que je publie; le général de Gaulle prévient les Israéliens. « Ne tirez pas les premiers. Si vous êtes les premiers, vous êtes les agresseurs. Et je ne vous soutiendrai pas. »

Dans ses relations avec Israël, de Gaulle avait une incompréhension avec Israël et ses dirigeants, sur le sujet sensible des territoires. Le chef d’Etat français avait perçu qu’Israël, et plus précisément David Ben Gourion, voulait étendre ses frontières. C’était totalement subjectif, puisqu’il n’a jamais voulu dire cela.

Après cette rupture de 1967, les relations se sont refroidies. Les Israéliens ont toujours eu le sentiment d’avoir été trahis et les Français ont continué de mener une politique au Proche-Orient moins favorable à Israël. En mars 1982, le discours argumenté prononcé par Mitterrand à la Knesset relevait d’un souhait de renouer avec Israël. Toutefois, sa volonté de promouvoir le droit des Palestiniens à un Etat, répété par ses successeurs, de Chirac à Hollande, a toujours froissé les Israéliens, et même la communauté juive française.

On constate de nombreux mouvements humains entre la France et Israël. A quoi cela est-il  dû ?

Il ne faut pas oublier que la Communauté juive française est la deuxième communauté juive au monde, après les Etats-Unis, hors d’Israël, bien sûr. Il y a toujours eu un flux de migrations, corrélé avec les événements dans chaque pays.

Plusieurs facteurs conduisent les Juifs de France à partir en Israël. Le projet de départ peut être d’origine religieuse, économique ou personnelle, ou lié au sentiment d’insécurité et d’antisémitisme en France. Il y a eu une forte croissance des départs après les attentats de Mohamed Merah à Toulouse en 2012 et l’attaque de l’Hyper Cacher à Paris en 2015. Mais on constate également des retours, car les conditions de vie sont tout à fait différentes en Israël et certains peuvent aussi ressentir une insécurité et des inégalités, ce qui peut provoquer des difficultés d’intégration et de la déception. Environ un tiers des personnes partis reviennent d’Israël.

L’antisémitisme est un des facteurs de l’émigration. C’est un sujet régulier de tensions entre les dirigeants français et israéliens. Car dès lors qu’un acte antisémite survient en France, les dirigeants israéliens rappellent aux membres communauté juive française qu’ils sont les bienvenus et en sécurité sur le territoire israélien. Ces appels font partie des traditions de la part des Israéliens. Mais ils sont souvent mal perçus par les dirigeants français, qui y voient  une ingérence.

Récemment, on a assisté à ces appels avec l’affaire Merah et après l’épisode de l’Hyper Cacher : les juifs de France étaient alors « appelés » à retourner « auprès de leurs frères et sœurs », en « sécurité ». Hollande n’avait pas aimé l’appel après l’affaire Merah. Des proches de Benjamin Netanyahou m’ont confié que celui-ci avait été maladroit.

Qu’est-ce qui vous fascine tant dans ces relations entre les deux nations ?

Ce qui est fascinant pour moi dans l’histoire entre ces deux pays particulièrement, c’est qu’elle est incarnée par des personnalités très différentes. Par exemple, François Mitterrand et Jacques Chirac étaient rarement d’accord avec les Premiers ministres israéliens qu’ils rencontraient, mais ils appréciaient malgré tout les échanges. Leurs caractères, parfois colériques, provoquaient des face-à -face incroyables, tendus, parfois explosifs. Les entretiens que je révèle montrent également une hauteur de vues, des hommes de culture et de réflexion, qui peuvent dialoguer.

Ce livre est très documenté ; de nombreuses archives sont présentes dans le livre, dont les entretiens du général de Gaulle avec David Ben Gourion en 1960, des éléments de stratégie et des notes de la CIA. Quelles ont été vos méthodes d’investigation pour ce livre ? Ces documents ne sont-ils pas secrets ?

Pour deux de mes précédents livres, qui portaient sur les relations entre les présidents français et américains, j’avais eu l’occasion de collecter des archives déclassifiées de la Maison-Blanche, de la CIA et de l’Elysée. J’ai repris les mêmes méthodes pour les relations entre la France et Israël, avec des accès à des archives françaises, israéliennes, et même à de nouvelles archives américaines.

C’est évidemment un travail au long cours. Cette fois-ci, j’ai passé beaucoup de temps à éplucher les archives du Quai d’Orsay, de l’Elysée, à décoder tout le langage diplomatique, à dénicher également des fonds privés. Et j’ai interviewé de nombreux acteurs de cette histoire, des conseillers, des ambassadeurs, des diplomates, tant en France qu’en Israël. Par ailleurs, il faut également lire les ouvrages déjà disponibles et tout remettre en perspective.

Le plus important pour moi, c’était d’avoir des éléments inédits; ce qui est le cas, avec ces archives, avec les télégrammes diplomatiques, avec les conversations complètes des présidents avec les dirigeants israéliens. Mon objectif, c’était de raconter des relations diplomatiques de la manière la plus vivante possible. J’ai voulu raconter les moments forts  – il a fallu faire des choix – durant les 70 ans de relations entre les deux pays, sans me positionner d’un point de vue ou de l’autre. La personnalité de chaque président a réellement un impact. Ils n’ont pas tous les mêmes priorités, les mêmes sensibilités. Il en va de même envers leur relation avec la communauté juive et avec Israël.

En analysant ces années d’histoire, avez-vous remarqué une montée de l’antisémitisme en France ? (Par événement succincts / ou évolution globale) L’antisémitisme est-il plus présent/plus violent aujourd’hui que par le passé, en France ? 

Il y a eu plusieurs poussées d’antisémitisme en France, mais il est difficile de dire si cet antisémitisme est globalement plus grave aujourd’hui qu’il ne le fut lors d’autres pics historiques.

Pour la période récente, il y a eu une vague d’antisémitisme au début des années 2000, qui correspond à l’irruption de la deuxième Intifada dans les Territoires occupés fin 2000, laquelle a trouvé des échos dans certains milieux issus des banlieues, avec un paroxysme avec l’assassinat d’Ilan Halimi début 2006. Une autre vague correspond aux attentats de Toulouse en mars 2012 et aux attentats de 2015, qui ont provoqué des tensions communautaires et un regain de haines antisémites. Le nombre d’actes antisémites répertoriés en France a légèrement baissé, mais les actes violents ont progressé, ce qui est inquiétant.

La France doit-elle se mêler du conflit qui oppose l’Iran et Israël ? 

Pas directement. Chaque pays doit mener sa propre analyse et sa propre politique. La France a parfois partagé la même analyse qu’Israël concernant les risques d’un programme nucléaire iranien, qui constitue un facteur d’instabilité régional et mondial. Il y a des concertations, des coopérations, mais chacun garde ses priorités. Pour Israël, l’Iran est l’ennemi numéro un dans la région. La France n’a pas forcément la même perception des menaces. Les Français ont une politique régionale bien plus équilibrée. La France souhaite avoir des rapports cordiaux avec tous les pays de la région.

Pour vous, y a-t-il eu des moments où les relations diplomatiques auraient pu basculer du mauvais côté, au point  d’atteindre un point de non-retour ?

La vraie rupture a eu lieu en 1967. Le grand froid a duré plus de quinze ans. Depuis 1982, les deux pays ont normalisé leurs relations, mais il reste des désaccords. Il y a toujours une espèce de malentendu, de quiproquo. Pourtant, la ligne diplomatique est assez constante depuis le début des années 80 du côté français, avec une politique favorable aux droits des Palestiniens à disposer d’un Etat à côté de celui d’Israël. Toutes les démarches françaises pour soutenir les Palestiniens ont inspiré la méfiance des dirigeants israéliens. D’autres sujets de désaccords s’y sont ajoutés sur les colonies, le statut de Jérusalem, le Liban, la Syrie.

Des petites phrases ont ajouté du sel sur les plaies comme celle sur “le peuple juif, sûr de lui-même et dominateur” prononcée par de Gaulle en 1967, qui lui a valu des accusations d’antisémitisme. Il s’en est défendu, mais le mal était fait.

Sous François Mitterrand, il y  a eu également des tensions : avant d’être élu président en 1981, il s’était rendu en Israël au moins 7 fois. Il est sioniste, pro-israélien. Mais il comprend aussi que la situation ne peut pas durer. A la Knesset, il tient un discours extrêmement fort face à Menahem Begin, un dirigeant ultra conservateur, en affirmant que la France, garante d’une certaine paix, voudrait voir naître un Etat palestinien. Il dit ce qu’il pense être utile à la paix. Begin le prend très mal.

C’est plus compliqué pour Jacques Chirac. Il est philosémite et en même temps très pro-arabe d’un point de vue politique. En cela, son lien avec Israël s’apparente à celui qu’avait De Gaulle. Avec le discours sur la rafle du Vél’ d’Hiv’ en juillet 1995 et avant l’assassinat de Rabin en Israël, on peut croire qu’une réconciliation franco-israélienne peut avoir lieu, mais ce n’est pas le cas puisqu’en 1996, Jacques Chirac prend un grand virage pro-arabe et devient le mentor et protecteur du Palestinien Yasser Arafat, ce qui irrite fortement les Israéliens.

Si on veut jouer un rôle au Proche Orient, il faut bien s’entendre avec tous les pays acteurs dans le conflit. Mais Chirac n’était pas écouté par Israël à ce moment-là. Alors, le rapprochement n’était pas d’actualité. Dans toutes les positions qu’il prendra, il sera en froid avec Israël, étant perçu comme trop proche des Palestiniens. C’est une succession d’incompréhensions mutuelles.

Les relations que le gouvernement d’Emmanuel Macron entretient avec le peuple israélien (et palestinien) sont-elles amenées à influencer le conflit de la région dans un sens ou dans l’autre ?

Le premier contact avec Netanyahou a été bon, puisqu’il l’a invité à la commémoration de la rafle du Vél d’Hiv, le 16 juillet 2017. Emmanuel Macron a prononcé un discours très amical envers Israël en évoquant le fait qu’un antisioniste est égal à un antisémite. Cela représente un message fort au niveau diplomatique, très bien perçu en Israël.

Mais après ces propos cordiaux, Macron a rappelé les invariants de la diplomatie française, sur la solution à deux Etats, le statut de Jérusalem, l’arrêt de la colonisation. Netanyahou ne se fait pas de grandes illusions quant à sa capacité à rallier la France à sa cause. Cela fait partie de la diplomatie française depuis quarante ans, largement influencée par le ministre des Affaires étrangères françaises, d’insister sur ces messages.

« Macron est impressionnant. Il est intelligent, mais il ne sera pas un fidèle allié d’Israël comme il le dit », m’a confié l’un des proches de Netanyahou. Emmanuel Macron agit de manière très prudente et veut utiliser le rôle de médiateur de  la France. Macron tente de parler à tout le monde, mais il sait qu’il n’a pas la main sur ce dossier.

Dans la situation actuelle, quel dirigeant mondial a le plus de poids sur ce conflit israélo-palestinien?

Ce sont les Américains qui ont la main – mais ne s’en servent pas. Les Etats-Unis, puisqu’ils subventionnent Israël, notamment avec une aide militaire de plus de 3 milliards de dollars par an, sont un soutien d’Israël, et pas seulement politique. Entre les Etats-Unis et Israël, il existe une alliance stratégique et militaire irrésistible. Ce sont, de ce fait, les Américains qui ont la main. Mais ils ne s’en servent que pour défendre Netanyahou. Ils déposent des veto dès qu’il y a une position critique sur Israël lors des réunions au conseil de sécurité des Nations unies.

D’après vous, comment va évoluer le conflit israélo-palestinien dans les années à venir ?

Je ne vois pas de solution à court terme, car les parties modérées sont affaiblies. Le risque c’est que le pourrissement actuel ne profite qu’aux extrêmes de chaque camp. Jacques Chirac l’avait dit à plusieurs reprises au début des années 2000: il redoutait que le statu quo et l’affaiblissement des modérés ne conduisent, dans les Territoires palestiniens, à une seule alternative dangereuse : « le Hamas ou le chaos ». Depuis lors, la situation a empiré. Nous sommes dans une impasse diplomatique, alors que les Etats-Unis pourraient monnayer en quelques sortes leur soutien à Israël contre des mesures en faveur de la paix. La situation ne peut qu’empirer.

Barak Obama n’a pas voulu forcer les Israéliens à quoi que ce soit. Il a dénoncé la colonisation, obtenu un gel provisoire des nouvelles implantations, sans que cela n’aille plus loin. Donald Trump, dès son arrivée au pouvoir, a renforcé cette impasse américaine. En déclarant unilatéralement Jérusalem comme capitale, il a sans doute compliqué la résolution de conflit. Son futur « plan de paix » risque d’être trop pro-israélien. Cette position s’avère, pour le moment, extrêmement favorable pour Benjamin Netanyahou.

Propos recueillis par Valentine DunyachHistoires secrètes – France-Israël, 1948-2018, de Vincent Nouzille, LLL, Les Liens qui Libèrent, 2018.

lesinrocks.com

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