Le Mahzor Luzzatto, un rare manuscrit de prières hébraïques, en voie de quitter la France.

Afin d’équilibrer ses comptes, l’Alliance israélite universelle se sépare d’un trésor daté fin du XIIIe-début du XIVe siècle, dont la valeur est estimée de 4 à 6 millions de dollars.

Un crève-cœur pour nombre de chercheurs et de membres de la communauté juive.

La fête des Tabernacles (Sukkot), qui a suivi, du 20 au 27 septembre, les célébrations de Roch Hachana et de Yom Kippour, est habituellement synonyme de joie et de rassemblement. L’annonce de la vente par l’Alliance israélite universelle (AIU), dont le siège est en France, du Mahzor Luzzatto, un recueil de prières hébraïques daté fin du XIIIe-début du XIVsiècle, a pourtant divisé la communauté juive et scandalisé le monde de la recherche.

Car le manuscrit, qui sera proposé le 19 octobre chez Sotheby’s à New York, n’a rien d’ordinaire.

Avec ses lettrines peuplées d’animaux fantastiques et de personnages stylisés à tête d’oiseau, « c’est l’un des rares manuscrits enluminés antérieurs à 1300 », précise Colette Sirat, doyenne de la codicologie hébraïque en France.

Écrit dans le sud de l’Allemagne, il a transité par l’Europe et a été annoté au fil des ans. « On connaît moins d’une vingtaine de livres de prières juifs illustrés de cette époque, et celui-ci est le seul connu en mains privées », indique-t-on chez Sotheby’s. L’estimation, de 4 à 6 millions de dollars, est à la mesure de sa rareté.

Certificat d’exportation

Nommé d’après l’un de ses anciens propriétaires, Samuel Luzzatto (1800-1865), ce Mahzor a été présenté à deux reprises au public, en 1991 dans l’exposition « D’une main forte » à la Bibliothèque nationale de France (BNF), à Paris, puis en 2018 dans « Saints et croyants, les juifs d’Europe du Nord au Moyen Age », au Musée des antiquités de Rouen. « Il témoigne à la fois de l’histoire des juifs expulsés de France et des différents rituels ashkénazes. C’est un manuscrit magnifique, c’est incompréhensible qu’il puisse partir », se désole Sonia Fellous, chargée de recherche au CNRS, à l’Institut de recherche en histoire des textes.

Une pétition en ligne, signée notamment par l’ancien ministre de la culture Jean-Jacques Aillagon et le philosophe Antoine Compagnon, appelle « à la recherche de toutes les solutions pour qu’il soit classé comme “œuvre d’intérêt patrimonial majeur” ». Cette procédure permettrait aux mécènes qui achèteraient l’œuvre pour le donner à l’Etat français de profiter de 90 % de déductions fiscales.

Difficile toutefois pour le ministère de la culture de faire machine arrière alors qu’il a déjà accordé le certificat d’exportation. « Bien sûr, je préférerais que le manuscrit reste en France, mais on ne peut pas tout classer », plaide Isabelle Le Masne de Chermont, directrice du département des manuscrits de la BNF, qui possède déjà deux Mahzor. Après l’avoir analysé de près, pendant quatre heures au printemps dernier, la conservatrice a conclu que le Mahzor Luzzatto était certes magnifique, mais pas susceptible d’être classé trésor national.

L’un des Mahzor du XIVe siècle que possède la BNF

« On a trouvé des points de faiblesse, justifie-t-elle. Tout d’abord, il est incomplet, d’autre part, il n’y a pas de lien avec la France. » A contrario, Claire Decomps, conservatrice en chef au Musée d’art et d’histoire du judaïsme, rappelle que « beaucoup de chefs-d’œuvre des collections nationales ne sont pas français ». Quoique écrit outre-Rhin, le manuscrit a été utilisé par des juifs expulsés de France en 1306.

« J’ai proposé à la Fondation pour la mémoire de la Shoah de récupérer gratuitement la bibliothèque, mais ils n’ont pas le budget pour la conserver. » Marc Eisenberg, président de l’AIU

Si l’Alliance israélite universelle vend aujourd’hui son plus beau trésor, c’est que l’organisation fondée en 1860 est exsangue. « On perd 1,5 million d’euros par an », soupire son président Marc Eisenberg. Et sa bibliothèque, qui renferme 25 000 manuscrits, livres, revues et photos, absorbe à elle seule 500 000 euros par an.

Depuis plusieurs années déjà, les administrateurs ont cherché à en réduire les coûts, d’autant que le cœur de mission de l’organisation réside ailleurs, dans le réseau d’une vingtaine d’écoles traditionalistes mais non sectaires dans le monde, dont quatre en France. « J’ai proposé à la Fondation pour la mémoire de la Shoah de récupérer gratuitement la bibliothèque, mais ils n’ont pas le budget pour la conserver », regrette Marc Eisenberg, qui dit avoir aussi frappé aux portes de la Bibliothèque nationale d’Israël, à Jérusalem, et de la BNF, avant de se résoudre à vendre ce joyau.

Paul Salmona, directeur du Musée d’art et d’histoire du judaïsme (MAHJ), ne cache pas son « inquiétude » sur le devenir de cette bibliothèque, la plus importante en Europe pour l’histoire du judaïsme. Car les millions de dollars récoltés par la vente n’offriront qu’un sursis. Co-initiateur de l’appel à sauver le Mahzor, Laurent Munnich, fondateur du site juif d’information culturelle Akadem, avait, dès 2008, tiré la sonnette d’alarme et pressé la direction de « trouver une subvention ou des mécènes pour la financer ».

Quand l’hôtel particulier de l’AIU, situé rue La Bruyère, dans le 9arrondissement de Paris, a été vendu en novembre 2016, la bibliothèque a été considérablement réduite.

Elle est désormais située dans une salle de classe de l’une des écoles du réseau, rue Michel-Ange, dans le 16arrondissement. Le fonds, en revanche, est stocké à 50 kilomètres de Paris. Les chercheurs doivent demander les ouvrages qu’ils désirent consulter et attendre plusieurs jours avant de les obtenir. « Cela décourage beaucoup de monde », regrette l’archiviste Georges Weill, qui a dirigé cette bibliothèque de 1958 à 1989. Pour lui, « il est temps de transformer le statut de la bibliothèque pour qu’elle soit, comme le MAHJ, cofinancée par l’Etat et la Ville de Paris ».

Source : Le Monde.

www1.alliancefr.com

 

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