« Israël, le 6e Gafam ? Une stratégie de puissance technologique », d’Éloïse Brasi, Éric Laurençon et Patrick Nouma Anaba, VA Press, 168 pages, 24 €. GAFAM est l’acronyme des géants du Web — Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft — qui sont les cinq grandes firmes américaines (fondées entre le dernier quart du XX e siècle et le début du XXI e siècle) qui dominent le marché du numérique, parfois également nommées les Big Five, ou encore « The Five ».

Le Spectacle du Monde, no. 004. Face à la Silicon Valley, Israël construit sa puissance. Alors que la plupart des États subissent les Gafam, l’État hébreu a développé une stratégie originale lui permettant de peser à l’intérieur même de cet écosystème. Un modèle détaillé dans « Israël, le 6e Gafam ? », dont voici des extraits.

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L a réussite d’Israël et de ses start-up tient à plusieurs facteurs. Pour le célèbre entrepreneur Yossi Vardi, celle-ci s’explique, notamment, par le fait que : « Notre gouvernement finance l’innovation, nous avons d’excellentes universités axées sur les domaines scientifiques, avec des synergies entre le monde académique et industriel. Et Tsahal, l’armée israélienne, obligatoire pour les garçons et les filles de 18 ans, catalyse aussi la recherche et le développement et façonne la mentalité des jeunes. »

Aujourd’hui, après la période sioniste où il fallait capter l’eau pour s’établir, c’est l’énergie du ‘brain power’ et le savoir-faire des entrepreneurs de la tech qui nourrissent Israël. Mieux que de chercher une paix toujours incertaine avec ses voisins, le pays veut devenir « la terre des solutions » , selon Chemi Peres, le fils de Shimon Peres, fondateur du fonds Pitango.

Un pragmatisme déterminant

« L’État israélien a créé des lieux d’innovation ainsi que des programmes d’accompagnement liés en n’oubliant pas de financer les meilleurs projets. Ainsi, 21 incubateurs d’entreprises sont financés par l’État et sont, le plus souvent, confiés à des acteurs privés de l’innovation par filières. Cela a clairement permis la montée en puissance des start-up israéliennes.

Israël consacre plus de 4 % de son PIB à la R&D, un seul pays au monde fait mieux, la Corée du Sud. [… ] L’État hébreu est l’investisseur quasi exclusif des soutiens publics à l’innovation civile. Il investit près de 400 millions de dollars chaque année afin de soutenir la R&D. De plus, il met en place des politiques d’incitation fiscale aux entreprises qui réalisent de la R&D en Israël.

La mentalité renforce encore l’efficacité des structures, ainsi, la prise de risque est valorisée : l’échec est une étape obligatoire de la construction individuelle et collective. Ainsi, un entrepreneur qui n’a pas échoué au moins deux ou trois fois aura beaucoup moins de crédit auprès d’un fonds d’investissement. Cela passe, aussi, par la culture de l »exit’ qui ne signifie pas échec, mais bien réussite de l’entrepreneur.

Le secteur des nouvelles technologies israélien est un petit cercle où tout le monde se connaît. Le phénomène de réseau et d’entraide joue, donc, un rôle primordial dans le développement des start-up. Des entrepreneurs qui se sont rencontrés lors de leurs études ou au sein de l’unité 8200 s’associent pour créer leur start-up puis lèvent des fonds auprès d’entrepreneurs plus âgés (ex : Mobileye round 1).

« En Israël, vous pouvez marcher dans la rue et voir le PDG d’une grande entreprise et vous pouvez l’approcher et lui dire ‘Salut, j’ai une entreprise, pouvons-nous nous asseoir ensemble et en parler ?’ Et souvent, ils répondent : ‘Parlons’, parce que si vous ne connaissez pas cette personne, votre mère connaît sa mère, c’est comme ça, tout le monde connaît tout le monde. Si vous deviez le faire dans des pays comme la Chine ou l’Inde, où les hiérarchies sont très claires, ce serait une grosse erreur, mais en Israël il n’y a pas de frontières » , témoigne Eynat Guez, fondatrice de Papaya.

À cela s’ajoute la qualité du capital humain puisque Israël investit énormément dans ses formations universitaires d’excellence. Ces dernières ont intégré une forme de pensée tournée vers le consommateur. Il y a de nombreuses passerelles vers le monde de l’entreprise. Par exemple, au sud du pays, à l’entrée du désert du Néguev dans la ville de Beer-Sheva, se trouve la capitale du cyberespace, le CyberSpark. Cette dernière repose sur un joint-venture public-privé entre l’université et les entreprises de la cybersécurité.

Les universités participent, activement, aux activités de R&D. Ainsi, la plupart des demandes de brevets sont déposées par des entreprises associées à des universités, environ 72 % en 2016 et 73 % en 2015 avec par exemple l’Université hébraïque, l’Institut Weizmann, la Technion, l’Université de Tel-Aviv ou l’Université Ben-Gourion.  »

Une pensée stratégique

« La force de l’État d’Israël réside dans le maillage national qui est fait par l’installation des start-up et des divers centres de R&D, d’investissements et des incubateurs.

Israël a compris depuis longtemps, et ce bien avant la création de l’État, qu’au regard de ses difficultés géostratégiques, il lui fallait, pour être puissant, se développer dans des secteurs clés. C’est cette stratégie qui a été mise en place dès le départ et a permis à l’État hébreu d’adopter une stratégie de puissance et d’influence du faible au fort productive. Ainsi, en se rendant indispensable dans les secteurs clés de l’innovation tels que la cybersécurité, la sphère médicale, le secteur des IoT et de la défense, Israël a su créer un lien de dépendance avec les États les plus puissants du monde.

Ce noyautage subtil des grandes puissances de l’histoire contemporaine s’est réalisé grâce à la mainmise sur des secteurs clés et niches indispensables au développement des nouvelles technologies d’aujourd’hui et surtout de demain. En outre, bien que les exits et l’émigration des élites aient des conséquences dommageables pour le développement local de l’État d’Israël, cela lui permet d’infiltrer directement les États forts ciblés et de noyauter leur R&D, leurs entreprises ainsi que leurs stratégies. […]

Israël a su, dès la mutation de son économie et avec une certaine vision prospective, investir dans les nouvelles technologies appelées aujourd’hui NBIC pour développer son économie, se protéger au travers d’une approche de type soft power tout en capitalisant sur la diaspora juive et ainsi asseoir sa puissance.

Israël a su transcender ses frontières pour asseoir avec force ses start-up ainsi que leurs produits de type NBIC, l’un des objectifs étant de faire rayonner cette nouvelle économie et d’en devenir l’un des principaux acteurs au niveau mondial.

De plus, le passage d’un système originel de type ‘socialiste’ vers une approche libérale de son économie a permis d’accélérer le développement des solutions NBIC au bénéfice in fine d’un marché mondialisé.

Aujourd’hui, malgré l’intégration croissante des VC funds dans l’économie israélienne des start-up, force est de constater que ces dernières ont noué un lien certain avec les Gafam notamment au travers des nouveaux services proposés par ces derniers, qu’Israël a toujours la main sur les centres R&D des start-up cédées dont les principaux décisionnaires sont issus des unités d’élite de Tsahal. Force est de constater que cet État a réussi à [f aire émerger ] sur son territoire un nombre certain d’acteurs majeurs des NBIC dont notamment les Gafam, ces organisations étant intéressées par la capacité à innover vite avec une certaine agilité sur des sujets d’avenir clés. [… ]

L’État d’Israël n’est-il donc pas devenu au travers de son développement, à son insu, le 6e Gafam ? Ou s’agit-il d’une stratégie de puissance en permanence remise en cause au bénéfice de l’hégémonie de cet État non pas locale, mais mondiale en infiltrant avec un certain savoir-faire les réseaux du cyberespace; terrain de jeu des opérateurs de cette nouvelle économie volatile et instable à ce jour ? »

Enjeux et perspectives

« Les opportunités créées par ce que l’on peut appeler désormais le cyberespace permettent déjà à Israël, le 6e Gafam, de maîtriser de nombreuses solutions notamment en termes de cybersécurité, smart home et outils d’aide au quotidien (par exemple Waze… ) bien que n’étant plus en possession capitalistique des organisations propriétaires comme évoqué précédemment.

Il semblerait aujourd’hui que les recherches menées jusqu’alors s’agissant des NBIC esquissent une liaison entre les sciences et les technologies de l’infiniment petit, la fabrication et la transformation du vivant, les machines et systèmes apprenants et l’exploration du cerveau animal et humain.

La convergence NBIC ne permettrait-elle pas de repousser les limites que l’on croyait figées et d’être enfin une solution nouvelle et efficace pour prévenir et combattre efficacement les maladies chroniques et le vieillissement ?

Il y a donc fort à parier que des start-up israéliennes orientées NBIC travaillent déjà à l’émergence de solutions en ce sens tant ces axes risquent de devenir stratégiques sur le plan humain notamment au cours des prochaines décennies.

La maîtrise de ces nouvelles solutions est ainsi nécessaire pour permettre à Israël de continuer à développer son écosystème start-up tant local que mondial, mais aussi préserver son avance technologique et donc ainsi sa puissance au travers toujours d’une stratégie de type soft power . »

« Israël, le 6e Gafam ? Une stratégie de puissance technologique », d’Éloïse Brasi, Éric Laurençon et Patrick Nouma Anaba, VA Press, 168 pages, 24 €.

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