La Shoah n’est pas automatiquement synonyme d’Europe de l’Est. On oublie trop souvent que ‘’La Solution Finale’’ visait les Juifs du monde entier. Ainsi, pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Afrique du Nord subit la politique fasciste de ses colonisateurs. Très rapidement, se crée un système de camps d´internement et de travail au Maroc, en Algérie et en Tunisie. Au total, environ 16.000 Juifs et étrangers ont été mis au travail par le régime de Vichy ou par l´armée allemande au Maghreb et en Libye. C’est ce que rappellent Serge Ankri et Marco Carmel dans leur documentaire ‘’Une Question de Temps’’.

Il aura fallu un an de travail aux deux réalisateurs Serge Ankri et Marco Carmel pour enquêter, filmer et monter leur documentaire en deux volets ‘’Une Question de Temps’’ retraçant l’histoire poignante des Juifs d’Afrique du Nord pendant la Shoah, notamment les Juifs de Tunisie et de Libye, victimes eux aussi de déportation et d’internement. Ne voulant pas réutiliser les archives cinématographiques connues, les deux documentaristes se sont particulièrement tournés vers l’Allemagne et l’Italie afin de trouver de nouvelles images illustrant leur sujet. Parallèlement, ils ont mené une enquête systématique de terrain afin d’interroger en Israël les témoins vivants du drame.

Mais ne se contentant pas uniquement de ces fragments de mémoires, parfois vacillante soixante ans après les faits, les deux cinéastes ont également fait appel à d’éminents historiens spécialistes de la Shoah en Afrique du Nord. Dans leur film, Serge Ankri et Marco Carmel ne prennent pas partie entre historiens et témoins. Ils laissent aux spectateurs le soin de se forger leur propre opinion. Ainsi, les versions personnelles et scientifiques se complètent, s’enrichissent, se contredisent parfois. C’est ce qui fait l’intérêt de cette matière vivante qu’est l’Histoire.

Selon Claude Sitbon, historien et journaliste, dès juin 1940, la Tunisie, alors Protectorat français, voit toutes les mesures des lois anti-juives discriminatoires édictées en France par Vichy appliquées aux Juifs de nationalité tunisienne comme à ceux ayant acquis la nationalité française : exclusion de toutes les fonctions publiques, limitation par le numerus clausus de l’accès aux professions libérales d’avocats et de médecins, gestion des entreprises et commerces juifs retirée à leur propriétaire et confiée à des administrateurs provisoires « aryens ». Simultanément, la Tunisie fut envahie et occupée par les armées de l’Axe (allemande et italienne), suite au débarquement allié du 8 novembre 1943.

De novembre 1942 à mai 1943, à coté du système de mise au travail de Vichy, les Juifs de Tunisie furent considérés par les forces allemandes d’occupation comme des ennemis et traités comme tels. Ils subirent expropriations et lourdes amendes communales. Les activistes politiques connus et les contrevenants aux lois furent liquidés sans procès ou envoyés dans des camps de concentration en Europe. La grande synagogue fut réquisitionnée et servit de base de stockage au matériel militaire.

Les Allemands instituèrent le « Judenrat ». Ayant pris en otages une centaine de notables juifs qu’il menaçait d’exécuter, le Haut Commandement allemand, après un ultimatum, força le conseil juif de Tunis à désigner et à fournir environ 5.000 Juifs à mettre à la disposition de l´armée, dont 3000 hommes qui furent dirigés vers les camps de travail obligatoire, notamment celui de Bizerte, et les chantiers sur les lignes de front et le port. On compte alors dans les Camps de Travailleurs Juifs en Tunisie occupée par l´Axe 5.000 prisonniers.

Outre les pénuries alimentaires et les bombardements intensifs des alliées, lot de toute la population tunisienne, la communauté juive supporta en plus le poids de toutes les réquisitions militaires et fut frappée d’exorbitantes amendes collectives pour indemniser les victimes d’une guerre dont la responsabilité était attribuée à la « juiverie internationale ».

Des exécutions sommaires et des déportations individuelles dans des camps de concentration européens punirent les contrevenants à l’ordre allemand. En dépit de l’interdiction des activités sionistes, des cours d’hébreu continuèrent en cachette. La victoire des Alliés empêcha les nazis d’appliquer aux Juifs de Tunisie leur « solution finale ». Peu de temps après la défaite des forces de l’Axe en Tunisie et la libération du pays par les armées alliées, le 7 mai 1943, les dispositions édictées contre les Juifs furent peu à peu abrogées et les Juifs bénéficièrent alors de conditions favorables à leur essor.

Parallèlement, les Juifs de Libye vivaient sous le régime fasciste italien de Mussolini. Ils formaient une communauté traditionaliste et pratiquante comptant un peu plus de 20.000 âmes, soit 4% de la population totale de Libye, réparties dans 15 localités. Tripoli regroupait à elle seule 15.000 Juifs. Dès 1936, le gouvernement italien commença à renforcer la législation anti-juive et à entraver la liberté des Juifs. Ils furent révoqués des conseils municipaux, des écoles publiques et leurs papiers furent estampillés du tampon « de race juive ». Ils furent forcés d’ouvrir leurs commerces le Shabbath. Ceux qui refusèrent furent punis. Lorsque la région de Benghazi tombe aux mains des Britanniques en février 1941, les Juifs furent fous de joie.

En mars 1941 le gouverneur italien de Tripoli prit des mesures discriminatoires contre les Juifs et ordonna aux organisations juives de cesser leurs activités. En février 1942, suite à la réoccupation de Benghazi par les  forces de l’Axe, le quartier juif fut mis à sac, les magasins juifs furent  systématiquement pillés et un ordre de déportation fut promulgué. Ainsi, 2.600 personnes furent déportées dans le désert de Giado, à 240 km au sud de Tripoli, où elles furent condamnées aux travaux forcés pour la construction d’une route. Les conditions de vie étaient extrêmement mauvaises et dures. Durant 14 mois d’exil, 562 personnes moururent de malnutrition ou de typhus. En avril 1942, les Juifs de Tripoli furent contraints de déclarer tous leurs biens. Ceux âges de 18 à 45 ans furent envoyés aux travaux forcés pour la construction d’une ligne de chemin de fer reliant la Libye à l’Egypte.

Il a fallu des décennies pour que les survivants de la Shoah s’expriment et témoignent. Il en a fallu encore davantage pour reconnaître que hors d’Europe, d’autres Juifs en ont aussi souffert.

C’est pourquoi, les réalisateurs Serge Ankri et Marco Carmel ont tenu à faire ce travail de mémoire afin que les anciennes et nouvelles générations n’oublient pas la volonté farouche des Nazis et de leurs alliés d’exterminer le Peuple juif de par le monde.

En Israël surtout, se pose le problème de l’enseignement de la Shoah qui se heurte encore à des lacunes et des clichés. Ainsi, les élèves israéliens ignorent pour beaucoup que la Shoah s’est aussi déroulée en France. Qu’en est-il alors de l’Afrique du Nord ?

Les problèmes de financement et de production du film ‘’Une Question de Temps’’ sont symptomatiques de cette fracture historique. En effet, peu de producteurs ont été intéressés par le sujet du documentaire, comme si la ‘’vraie, la seule’’ Shoah était celle d’Europe de l’Est et que les souffrances des Juifs d’ailleurs étaient moindres. Il est temps de rendre justice à TOUTES les souffrances causées par le désastre de la Shoah dans le monde. C’est cela aussi le devoir de mémoire.

 

Israel Magazine / Noémie Grynberg.

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