Si la Russie est au bord du défaut de paiement, elle est “malheureusement très bien préparée à la guerre et aux sanctions, ce qui n’est pas le cas des Européens.
Ce serait donc une grave erreur de surestimer les impacts des sanctions économiques sur la Russie et de sous-estimer ceux qui pèsent sur l’Europe”, avertit notre chroniqueur Marc Touati, président du cabinet ACDEFI.
Par Marc Touati
C’est la rumeur du moment : la Russie serait sur le point de se déclarer en défaut, c’est-à-dire de ne pas rembourser tout ou partie de sa dette. En effet, dans un peu plus de trois semaines, la Russie doit rembourser un emprunt émis sur le marché londonien de deux milliards de dollars. Or, l’Etat russe a dernièrement fait savoir qu’il comptait rembourser cette dette en roubles. Mais comme le rouble s’est effondré, cela ne plaît évidemment pas aux investisseurs. Conséquence logique de ces menaces, les taux d’intérêt de la dette russe ont flambé. Le taux d’intérêt à un an des obligations de l’Etat russe est ainsi passé de 8 % début janvier 2021 à 24,5 % depuis le 4 mars.
Parallèlement, les agences de notation ont dégradé la note de la dette russe à C, c’est-à-dire le dernier niveau avant le défaut, voire la faillite. Certes, depuis la crise des subprimes, au cours de laquelle elles se sont tristement illustrées en notant AAA des produits infectés par des dettes subprimes et qui finalement ne valaient rien, ces agences sont complètement décrédibilisées. Pour autant, comme d’habitude, elles sont parvenues à mettre de l’huile sur le feu et à renforcer le risque de défaut de la Russie. Mais ne nous y trompons pas, la décision finale reviendra à cette dernière.
Il faut dire qu’en matière de défaut souverain, la Russie n’en est pas à son premier essai. Son premier défaut remonte effectivement à 1918 et restera certainement l’un des plus grand hold-up d’Etat de l’Histoire contemporaine, notamment au détriment des épargnants français. Ainsi, de 1822 au début du XXème Siècle, l’Etat russe va faire de plus en plus appel à la France pour financer sa dette, émettant plusieurs emprunts à la seule destination des Français. En dépit d’un risque d’insolvabilité de plus en plus grand, la Russie va alors récolter près d’un tiers de l’épargne française pour financer sa dette. Il faut dire que les campagnes de publicité des banques et des médias français de l’époque sont plus qu’incitatifs : “Prêter à la Russie, c’est prêter à la France”, lit-on un peu partout. On découvrira plus tard que les dirigeants russes versaient des commissions démentielles aux banques et à certains journaux pour faire la promotion de ce qui était présenté comme un emprunt garanti à 100 %.
Seulement voilà, les emprunts nouveaux ne servaient qu’à entretenir d’énormes dépenses de fonctionnement et à rembourser les intérêts des emprunts précédents. Un véritable système Madoff d’Etat. Ah, l’appât du gain… La révolution russe éclata et ce qui devait arriver arriva : le 29 décembre 1917, les Bolchéviques répudient unilatéralement l’intégralité des dettes contractées par la Russie. Plus d’un million et demi de Français sont ainsi lésés et perdent souvent l’intégralité de leur épargne qu’ils avaient investie aveuglément dans des emprunts russes présentés comme “sûrs”…
90 ans plus tard, lors de l’été 1998 pour être précis, bis repetita : la dette publique russe dépasse les 130 % du PIB, les cours des matières premières sont au plus bas et la Russie ne peut rembourser ses échéances. Elle fait alors défaut, entraînant dans son sillage le fonds LTCM, qui suscita à l’époque une mini crise financière internationale. Va-t-on alors assister à une nouvelle réplique en 2022 ? Certainement. Le problème est qu’à la différence de 1918 et 1998, le défaut russe n’est absolument pas justifié au regard de fondamentaux financiers récents de la Russie.
En effet, sa dette publique est très faible : 18 % de son PIB en 2021 selon le FMI, ce qui est très différent d’un pays surendetté proche du défaut, comme cela était par exemple le cas lors de la dernière crise grecque avec une dette publique de 170 % du PIB et qui atteint d’ailleurs aujourd’hui 210 %. De même, l’inflation a certes augmenté en Russie, mais elle n’est pas non plus dramatique, du moins pour le moment :
Mais surtout, la Russie dispose actuellement de plusieurs “airbags”. Tout d’abord, un excédent structurel de sa balance courante : + 95 milliards de dollars en 2021. Encore plus fort : ses réserves de changes atteignent 643 milliards de dollars en février 2022, ce qui place la Russie à la quatrième place mondiale, derrière la Chine (3.400 Mds de dollars), le Japon (1.405 Mds de dollars) et la Suisse (1.110 Mds de dollars), la France étant quinzième avec 244 milliards de dollars. Et ce n’est pas tout, puisque les réserves d’or de la Russie avoisinent les 2.298,5 tonnes, soit environ 137 milliards d’euros. Enfin, pour couronner le tout, le fonds souverain russe dispose d’un actif d’environ 200 milliards de dollars. Dans ce cadre, le défaut organisé de la Russie risque de coûter bien plus cher à ses créanciers internationaux, qui ne détiennent d’ailleurs que 23 % de la dette russe. Poutine pourrait ainsi présenter ce défaut comme une sanction pour les investisseurs étrangers.
En revanche, si la Russie fait vraiment défaut et que les sanctions à son encontre perdurent, l’Etat russe connaîtra ensuite de graves difficultés, d’abord pour retrouver le chemin de la croissance et ensuite pour trouver de nouveaux financiers de leurs dettes. Pour éviter le scénario catastrophe, il lui faudra trouver un “chevalier blanc”. Comme Abu Dhabi l’a été pour Dubaï en 2010 ou l’Union européenne pour la Grèce en 2012. La Chine jouera-t-elle ce rôle pour la Russie ? Si c’est le cas, la Russie aura fait défaut sans impacts graves sur son économie, mais en pénalisant gravement ses créanciers occidentaux.
Il faut donc se rendre à l’évidence : la Russie est malheureusement très bien préparée à la guerre et aux sanctions économiques, ce qui n’est pas le cas des Occidentaux et en particulier des Européens. Il serait donc une grave erreur de surestimer les impacts des sanctions économiques sur la Russie et de sous-estimer ceux qui pèsent sur l’Europe. Une chose reste sûre : vivement que la guerre en Ukraine se termine !
Marc Touati, économiste, président du cabinet ACDEFI
Son nouveau livre « RESET – Quel nouveau monde pour demain ? » est en tête des ventes des essais économiques depuis sa sortie le 2 septembre 2020