Israël veut sauver le lac de Tibériade grâce à l’eau dessalée de la Méditerranée.

Le projet, unique en son genre, va permettre à l’Etat hébreu de préserver ce site mythique, tout en alimentant la Jordanie en eau potable.

En Israël, on dit que l’humeur du pays se mesure à l’aune du niveau du lac de Tibériade. En 2019, après cinq années de sécheresse, les Israéliens scrutaient donc avec inquiétude l’étendue d’eau située à 211 mètres sous le niveau de la mer, non loin de la frontière nord avec la Jordanie. A l’époque, la « ligne noire » – zone critique – menaçait d’être franchie : il n’aurait alors plus été possible de pomper l’eau du lac sans endommager l’écosystème. Depuis, deux hivers pluvieux ont inversé la donne, mais les scientifiques estiment que les sécheresses en série devraient se multiplier à l’avenir – une des conséquences du changement climatique.

Le gouvernement israélien a donc lancé en 2018 un projet qu’il prétend unique au monde : renflouer le lac de Tibériade, avec de l’eau dessalée puisée dans la Méditerranée. Cinq ans de travaux et un milliard de shekels (267 millions d’euros) plus tard, les vannes se sont ouvertes le 27 décembre 2022, sur les hauteurs nord du lac, au milieu des champs où paissent des moutons et meuglent les vaches.

« Tout s’est passé comme prévu, une horloge suisse ! », se réjouit Lior Gutman, porte-parole de la compagnie israélienne d’eau Mekorot, planté devant un enclos avec deux énormes tuyaux. En dessous, un lit de rivière artificiel rejoint le cours d’eau naturel desséché Tsalmon, qui se déverse dans le lac. Fin décembre 2022, l’essai a duré cinq heures, devant une poignée de responsables et de journalistes, mais, depuis, les vannes sont fermées : cette année, le lac de Tibériade est à flot.

« C’est une révolution, aux bénéfices très pratiques, mais aussi à la portée symbolique », s’enthousiasme Eran Feitelson, professeur de géographie à l’université hébraïque de Jérusalem. Le projet, explique-t-il, inverse le sens historique de l’eau en Israël. Jusqu’au milieu des années 2000, le pays couvrait ses besoins en pompant dans le lac de Tibériade ; l’eau était redistribuée dans le reste du territoire via l’aqueduc national, construit au début des années 1960 et qui descend jusque dans le désert du Néguev. En 2005, l’Etat hébreu inaugure ses premières usines de dessalement ; aujourd’hui, plus de 80 % de l’eau potable du pays provient de ses cinq sites au bord de la Méditerranée et deux autres sont en construction. En agriculture, Israël est devenu un champion de la récupération des eaux usées.

Intérêt stratégique
Le nouveau projet de renflouement du lac de Tibériade achève donc de renverser la logique : désormais, c’est l’ancien réservoir du pays qui est alimenté via l’aqueduc et l’eau coule du sud vers le nord. La compagnie d’eau s’est largement appuyée sur l’infrastructure existante, avec quelques adaptations, notamment « quelques travaux d’ingénierie pour inverser le flux et la construction d’un nouveau tuyau pour atteindre le cours d’eau Tsalmon », détaille Guy Reshef, qui dirige le service hydrologique israélien.

Construction d’un nouveau pipeline par la compagnie nationale des eaux d’Israël près du kibboutz Ravid, à l’ouest de la mer de Galilée, le 16 mars 2022. MENAHEM KAHANA / AFP

La prochaine étape, dit-il, consiste à connecter le Tsalmon aux régions plus au nord, au-dessus du lac de Tibériade, afin de pouvoir aussi les alimenter en eau dessalée en cas de sécheresse. « Prélever de l’eau de la Méditerranée, la dessaler [les usines de dessalement sont très énergivores] et l’acheminer vers le lac, ce n’est probablement pas l’opération la plus écologique », admet Gideon Gal, qui dirige le laboratoire limnologique de Kinneret, nom hébreu du lac de Tibériade. Mais l’intérêt stratégique est majeur, selon lui.

La construction du pipeline de la compagnie nationale des eaux d’Israël près du kibboutz Ravid, à l’ouest du lac de Tibériade, le 16 mars 2022. MENAHEM KAHANA / AFP

Il s’agit d’abord d’assurer la sécurité hydrique d’Israël. Le lac redevient ainsi un « réservoir national en cas d’urgence, par exemple si un tsunami ou, Dieu nous en préserve, une guerre mettent hors de fonctionnement les usines de dessalement, nous aurons assez pour survivre pendant des mois », détaille Lior Gutman. Il permet aussi à l’Etat hébreu de renforcer son partenariat stratégique avec son voisin à l’est. « Cela va nous permettre d’acheminer plus d’eau vers la Jordanie, où la situation est terrible. Israël, tout comme beaucoup d’autres pays de la région, a un intérêt géopolitique à préserver la stabilité en Jordanie », observe Eran Feitelson.

Unanimité
Amman avait un temps envisagé la construction d’une usine de dessalement sur les bords de la mer Rouge, mais, en réalité, « le royaume hachémite a besoin d’eau dans le Nord et l’infrastructure existe déjà », rappelle le chercheur. En vertu des accords de paix de 1994, Israël fournit déjà quelque 55 millions de mètres cubes par an à la Jordanie, à un prix cassé. En octobre 2021, les deux pays ont conclu un traité pour acheminer 50 millions de mètres cubes supplémentaires, cette fois-ci au prix du marché. Sous l’égide des Emirats arabes unis, Israéliens et Jordaniens devraient aussi bientôt échanger quelque 200 millions de mètres cubes d’eau dessalée contre de l’énergie solaire provenant d’un immense champ dans le royaume hachémite.

En Israël, le projet de renflouer le lac de Tibériade, critiqué par certains pour son coût qui se répercute en partie sur les prix de l’eau, fait plutôt l’unanimité. « On se sent apaisés : on peut désormais contrôler le niveau du lac, on ne doit plus uniquement s’en remettre à la pluie et aux caprices du ciel », reconnaît Shimrit Barzily, responsable marketing du camp de vacances du kibboutz d’Ein Gev, sur la rive est. Les dernières années, le poste de secours de la plage et les parasols ont été déplacés plusieurs fois, au gré des fluctuations du lac, et le camp a dû faire avec les « algues rouges qui prolifèrent » quand les eaux sont plus basses. Le tourisme n’est pas directement affecté, assure la responsable de 42 ans, « mais nous qui vivons au bord de l’eau, cela nous touche beaucoup ».

Surexploitation humaine
Sur l’autre rive, à Tibériade, Ido Granot construit des répliques de bateaux en bois de l’époque de la Bible pour promener les pèlerins sur le lac où Jésus aurait accompli plusieurs miracles. « J’espère que ce projet marchera et qu’on ne se retrouvera pas, dans quelques années, avec une nouvelle bactérie que nous n’avions pas vue venir. On ne connaît pas les conséquences », avance prudemment l’Israélien de 44 ans, derrière ses grosses lunettes de soleil noires.

L’eau dessalée n’a pas la même composition que celle du lac : elle ne possède aucun des minéraux qu’on retrouve dans l’eau issue des nappes phréatiques. « Nous avons fait un modèle 3D du lac et avons regardé combien de temps cela prenait pour que l’eau dessalée se mélange avec celle du lac, rapporte Gideon Gal. C’est plutôt rapide, donc nous pensons que l’impact négatif que pourrait avoir l’eau dessalée sur la qualité des eaux du lac est très faible. Cela dépend de la quantité d’eau injectée et de la période de l’année. » L’apport en eau dessalée doit être « bien inférieur » à celui provenant des rivières naturelles, précise-t-il.

Le réchauffement climatique n’est pas la seule cause à l’origine de l’assèchement du lac ; la surexploitation humaine a largement puisé dans les ressources. Le long des rives, des hectares de bananiers se dressent au pied des montagnes désertiques. « Le changement des cultures peut avoir une influence, mais ça ne renversera pas la situation », note Eran Feitelson.

Au sud du lac de Tibériade, un barrage construit dans les années 1930 et utilisé par les Israéliens pour retenir l’eau dans le lac a presque tari le flot du Jourdain, un filet d’eau sale qui traverse la vallée et se jette dans la mer Morte. Cette vaste étendue d’eau salée qui partage ses rives entre Israël et la Jordanie est elle aussi en péril. « Renflouer le Jourdain avec de l’eau dessalée me paraît très coûteux. Si c’est pour une consommation humaine, les coûts sont raisonnables, mais si c’est juste pour renflouer la mer Morte, les quantités sont massives », explique Eran Feitelson. C’est donc un tout autre projet, encore plus pharaonique, met en garde Lior Gutman : « Cela dépasse notre seul ressort. »

Source : lemonde.fr Par Clothilde Mraffko

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