Vous avez eu un parcours scolaire exemplaire : Henri IV, Normale, l’agrégation.

N’exagérons rien. J’ai passé l’agrégation de lettres modernes et non de philosophie, j’ai réussi Saint-Cloud après avoir raté le concours de la rue d’Ulm. J’ai d’ailleurs pleuré comme un enfant, devant les panneaux où étaient affichés les résultats. Je me souviens encore de la consolation goguenarde de Bernard Gotlieb, qui était, lui, admissible à Ulm. J’étais un bon élève très anxieux, surtout pendant les examens, où je pouvais devenir temporairement dyslexique. L’assimilation passait par l’école. Les choses allaient de pair dans ma génération. Un désir d’assimilation totale et une sensibilité juive à fleur de peau.

Est-ce vivre que de passer sa vie dans les livres?
Rachel Bespaloff note que Sartre, Camus, Malraux ont vécu dans le climat de la mort violente. D’où la phrase de Sartre, « Le secret d’un homme, ce n’est pas son complexe d’Œdipe, c’est son pouvoir de résistance au supplice et à la mort. » Par la grâce de la naissance tardive, ma génération a été soustraite aux ouragans de l’Histoire. Après avoir mimé la Résistance et la révolution, j’ai compris que ma vie et mes engagements seraient plus prosaïques. Et j’ai cessé de penser que la vie au milieu des livres était une vie amoindrie. Il y a tant de textes à découvrir et à admirer. L’intensité est continue et l’ennui impossible. Je ne sais pas si j’ai pleinement vécu, mais je sais que je n’ai pas peu vécu. J’ai la chance d’être heureux en amour et d’avoir des amis dont les conversations m’enchantent. Les périodes dépressives, que j’ai connues, sont autre chose. On ne s’aime plus soi-même et on sombre dans une « paresse désespérée » (Barthes) quand la pensée, et cela arrive souvent, tombe en panne. Je crains seulement les périodes où le dégoût de soi devient dégoût de tout.

Aimez-vous la France actuelle?
Je n’aime pas ce que devient la France. Mon amour pour la France est un amour pour quelque chose de périssable, dont je sens la fragilité, mais qui n’a pas encore entièrement disparu. Je me suis retrouvé, par hasard, entre Sarlat et Brive, dans le Périgord. Je suis tombé en pâmoison devant un petit village, Saint-Amand-de-Coly, avec une église merveilleuse. Il est bon de vivre dans une France sécularisée, mais il y a une dette de la culture vis-à-vis de la religion. Le sentiment religieux a produit en France tant de beauté qu’on ne peut qu’être rempli de gratitude pour le fait de vivre ici. Certains partisans du « mariage pour tous » voudraient rejeter, dans les ténèbres de la barbarie, la France des vieux clochers et du « mâle blanc hétérosexuel et catholique ». Cette attitude, ainsi que le refus de l’assimilation par un grand nombre d’immigrés et les critiques américaines de notre laïcité, m’ont amené à prendre conscience de ce que la France représente pour moi.

Le sujet de l’identité n’est-il pas celui où l’on vous caricature le plus?
Dans les années 1980, les Français ne devaient pas se réclamer de leur identité, c’était soit anachronique, soit antipathique puis, quand Jean-Marie Le Pen est arrivé, c’est devenu impossible. L’identité juive était, en revanche, bien portée. Ce n’est plus le cas car il nous faut maintenant répondre des « crimes » d’Israël. Il m’arrive d’être pris à parti à cause de mon amour « viscéral » d’Israël. Je suis pourtant signataire de JCALL [European Jewish Call for Reason] et je soutiens, depuis 1980, l’option des deux États. Mais aujourd’hui, on ne peut être juif dans l’espace majoritaire qu’en s’excusant d’Israël. Je critique Israël, mais je ne m’excuse pas d’Israël. Donc, c’est vrai : je suis caricaturé à la fois en tant que juif et en tant que Français puisqu’on dit que je vais rejoindre les identitaires.

Comprenez-vous ceux qui rejettent en vous le polémiste mais aiment l’écrivain?
Cette dualité n’existe pas. Je cherche toujours la forme belle car je tiens de Flaubert que l’expression juste est, en même temps, l’harmonieuse.

Quelle est cette « identité malheureuse »?
C’est l’identité française et c’est l’identité européenne. L’Europe m’apparaissait comme une construction un peu ennuyeuse jusqu’au jour où les écrivains d’Europe centrale m’ont fait comprendre qu’il s’agissait aussi d’une civilisation menacée. Barthes, dans son dernier séminaire, cite une lettre où Flaubert dit qu’il écrit « pour des lecteurs qui se présenteront tant que la langue vivra ». Flaubert envisage donc la possibilité qu’il ne reste un jour de la langue qu’un simple moyen de communication et Barthes, moderne entre les modernes, rêve pour finir d’écrire une œuvre filiale. Valéry l’avait dit : « Nous ne pensons que par hasard aux circonstances permanentes de notre vie; nous ne les percevons qu’au moment qu’elles s’altèrent tout à coup. » La question de l’identité a surgi chez moi de cette manière-là : non pas une identité que j’habite de manière agressive, mais une identité que je vois se dissoudre. Ma tristesse n’est pas polémique.

Le mur est mince entre le « politiquement correct » et le « politiquement abject » sur un tel sujet.
C’est l’autre malheur de l’identité : qu’elle soit captée et défendue par des gens décidément infréquentables. Mais ce serait faire leur jeu que de leur abandonner le terrain et de criminaliser l’inquiétude identitaire elle-même.

Marine Le Pen monte dans les sondages.
Raison de plus pour être attentif à la réhabilitation de l’identité française, courageusement menée par Jean Daniel dans le sillage de Lévi-Strauss. La gauche, hélas, préfère le déni des problèmes à l’analyse et quand Manuel Valls dit qu’il faut revenir sur la politique du regroupement familial, un froid polaire descend sur le gouvernement socialiste. On ferme les yeux pour se tenir chaud. Et on accuse d’islamophobie ceux qui, plutôt que de soumettre la République aux exigences de l’islam, veulent soumettre les musulmans aux lois de la République. Ce n’est pas ainsi qu’on pourra vaincre le Front national. Je vous rassure donc : je ne vais pas voter Marine Le Pen. Je la combattrai, mieux que ses adversaires.

Vous déplorez la disparition d’une bourgeoisie cultivée.
Le mathématicien Laurent Lafforgue, qui vient d’un milieu « défavorisé », dit sa reconnaissance pour les héritiers, ces familles bourgeoises qui pensaient que leurs privilèges impliquaient des devoirs et que l’un de ses devoirs les plus importants était d’honorer la culture et de la servir. Cette bourgeoisie a cédé la place à une jet-set qui se croit rebelle parce qu’elle écoute du rap et qui affiche tous les jours, sur Canal +, son ignorance et sa vulgarité.

Vous écrivez que le silence, la solitude, la lenteur sont attaqués de toutes parts.
L’identité nationale n’est pas un déterminisme. Elle est fragile et friable. Elle se transmet par les livres, qui font entendre la voix des morts. Or, aujourd’hui, la connexion permanente supplante la lecture. Le passé s’éloigne et le progrès n’est plus politique mais technologique. L’iPhone 5 vient de démoder le numéro 4, or il faudrait se débrancher pour échapper à la tyrannie de l’immédiat.

Vous faites un portrait acéré des « sympathiques bobos ».
J’en suis un moi-même. C’est ma génération, après tout, qui a inventé l’adolescence perpétuelle. Mais à la différence de mes pairs, j’essaye de ne pas me payer de mots. Les bobos typiques célèbrent le métissage et vivent dans des forteresses ; ils plaident pour l’ouverture des frontières et mettent leurs enfants dans des écoles socialement et ethniquement homogènes. Ne pas se mentir, telle est, il me semble, la morale du Juif imaginaire, de L’Identité malheureuse, d’Un cœur intelligent. Les grands ­romans nous racontent des histoires qui déconstruisent les histoires que nous nous racontons sans cesse.

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