On associe en général Tel Aviv à sa qualité de vie plus qu’à sa plastique. La métropole israélienne, connue pour ses 14 kilomètres de plages bordées de palmiers, son tempérament californien, sa dolce vita et ses nuits débridées, abrite pourtant une richesse architecturale remarquable. L’agglomération possède une immense collection d’immeubles de style Bauhaus, du nom de l’école allemande, fondée à Weimar en 1919 par Walter Gropius. Quatre mille bâtiments au total, soit le plus grand ensemble d’architecture moderne au monde, et le mieux préservé.

Ce catalogue unique, longtemps laissé à l’abandon, a resurgi du passé en 2003 quand l’Unesco l’a inscrit sur la liste du patrimoine mondial. Plus de 1000 bâtiments ont été classés parmi lesquels environ 500 ont été restaurés. Disséminés dans plusieurs quartiers, occupés par des logements, des cafés, des commerces, des restaurants ou une synagogue, ils constituent un musée à ciel ouvert qui se révèle progressivement à l’œil averti.

Au n° 1 de la rue Montefiore, cet immeuble, signé par l’architecte Isaac Schwartz, a fait peau neuve en 2011. Eric Martin pour le Figaro Magazine

Suivre la trace du Bauhaus, c’est s’élancer dans un jeu de piste qui permet de remonter le temps et d’explorer la jungle urbaine, du quartier en pleine mutation de Florentine aux maisons sur pilotis de Mazeh ou Nahamani. De sa construction au début du XXe siècle à sa récente valorisation au cours des années 2000, cet héritage traverse l’histoire de Tel-Aviv. Celle qui se veut capitale culturelle et économique d’un pays revendiquant Jérusalem comme capitale politique, fêtera ses 110 ans en 2019.

L’architecture Bauhaus, une école du style dit international, a été importée au cours des années 1930. À cette époque, la ville connaît une expansion fulgurante. Trente-cinq mille habitants en 1924, 160 000 en 1939. Les préceptes du modernisme – des lignes minimalistes valorisant la fonctionnalité plus que l’esthétique – présentent l’avantage d’une fabrication rapide et peu chère. «Il fallait construire beaucoup pour accueillir les nouvelles vagues de migrants.

Comme toujours: un petit groupe de personnes avec des idéaux forts est parvenu à s’imposer dans le processus», résume Nitza Szmuk, dans son cabinet spécialisé dans la restauration des maisons du Bauhaus et qui a été pendant douze ans l’architecte en chef de la municipalité de Tel-Aviv. Les formes cubiques et les courbes géométriques s’impriment sur les façades. Les lignes ne sont pas pures, mais les architectes partagent les mêmes idéaux socialistes que les premiers sionistes, les migrants venus d’Europe établir un foyer juif en Palestine mandataire.

«Ils formaient un groupe informel, réuni par l’envie de concevoir une cité nouvelle pour un homme nouveau. On retient souvent l’idée que les architectes du Bauhaus de Tel-Aviv sont des étudiants qui ont fui l’Allemagne après la fermeture de l’école de Dessau par les nazis en 1933. En fait, la plupart d’entre eux étaient nés ici ou y avaient migré enfants avec leurs parents et étaient retournés faire leurs études en Europe, en Allemagne mais surtout en Italie, en France ou Belgique.

On parle de Bauhaus alors qu’il s’agit d’un style international adapté au mode de vie et au climat local. Ce mélange d’influences est unique au monde!», sourit l’architecte qui a l’habitude du raccourci. Au niveau du bouillonnant marché Carmel, Shouk HaCarmel, l’artère Allenby, avec ses façades décaties embellies par des graffitis, rencontre la très paisible rue Bialik, épargnée par la circulation. Celle-ci concentre un échantillon de maisons individuelles très bien conservées, flanquées de bougainvilliers éclatants.

Le spot est idéal pour s’exercer à reconnaître les signes caractéristiques du modernisme tel-avivien: le «thermomètre», une suite verticale de fenêtres étroites pour l’aération, les balcons en corbeille et les avancées en béton pour ombrager les ouvertures. Le numéro 2 de la rue Bialik abritait dans les années 1930 le repaire de l’intelligentsia de l’époque, réunie autour de Haïm Nahman Bialik, poète et dramaturge d’Odessa dont la maison de style néobiblique se visite au numéro 22.

« Le Bauhaus, un style international adapté au mode de vie et au climat local… »

C’est Ronald Lauder, le fils d’Estée Lauder et collectionneur d’art, tombé amoureux du style Bauhaus à Vienne où il avait été nommé ambassadeur par Ronald Reagan, qui a donné l’impulsion en rénovant Shlomo Yafe, une belle maison de quatre étages.

Son initiative rencontre alors l’appel d’un groupe d’artistes, emmenés par le sculpteur Dani Karavan, qui pressent la mairie de sauver le trésor en décrépitude. C’est à peu près le moment où Nitza Szmuk, conservatrice et restauratrice d’art à Florence, rentre à Tel-Aviv. «La municipalité m’a contactée pour que je gère le processus de classification. J’ai listé plus de 1 600 bâtiments. Au final, 180 font l’objet d’une protection stricte.» Pour les autres, une loi autorise les propriétaires à ajouter un ou deux étages à la structure d’origine pour financer les travaux, en l’absence d’aides publiques à la rénovation.

Avant de quitter le quartier Bialik, il faut jeter un coup d’œil à la collection de la Fondation Bauhaus hébergée au rez-de-chaussée de la maison de Ronald Lauder. Les pièces de mobilier avant-gardistes des grands maîtres rappellent que ce courant était pluridisciplinaire, même si seule l’architecture s’est déployée en Israël. Les tables épurées de Ludwig Mies van der Rohe, les fauteuils tubulaires de Marcel Breuer, les vases d’Otto Lindig ou la poignée de porte du chef de file Walter Gropius, disent la volonté de substituer au mobilier bourgeois des années 1920 des objets fonctionnels.

Les croquis d’Erich Mendelsohn montrent aussi que le Bauhaus ne se contentait pas de la couleur blanche mais affectionnait les monochromes rouges, bleus, jaunes. L’expression «Ville blanche» se serait imposée dans les années 1980 en référence à une exposition ainsi intitulée, à moins que ce soit les paroles d’une chanson populaire de Naomi Shemer, «De l’écume des vagues, je me suis construit une ville blanche», qui ne l’ait popularisée. Toujours est-il, le concept, maintes fois défendu dans les colonnes du quotidien Haaretz, s’est peu à peu imposé, conférant à la ville un label aussi bien historique qu’esthétique.

Le square Zina Dizengoff (l’épouse du premier maire) en est l’illustration parfaite, avec ses façades circulaires d’une blancheur immaculée. Seule une immense fontaine multicolore et musicale rompt la pureté des lignes. Sculptée par le plasticien Yaacov Agam, figure internationale de l’art cinétique, l’œuvre a été déplacée temporairement pour permettre à la place de se refaire une beauté et devrait bientôt être repositionnée au cœur d’un vaste espace piétonnisé et arboré. Des décennies durant, une des façades de l’emblématique place a été recouverte d’affiches de film peintes à la main.

La première fut celle de Blanche Neige et les Sept Nains, projetée pour l’ouverture du Cinéma Esther en 1939, installé dans un bâtiment signé Yehuda Magidovitch, un des architectes les plus prolifiques du pays. Fermé cinquante ans plus tard, après une ultime projection de Universal Soldier, l’immeuble héberge désormais l’Hotel Cinema. L’amphithéâtre a disparu mais «la façade, carré à l’extérieur et arrondie à l’intérieur, est intact», s’empresse de préciser Dani Goldsmith, le gérant qui se présente aussi comme historien et archéologue. Des projecteurs, des bobines et des posters de films français ou américains habillent les couloirs.

«Nous souhaitons garder l’esprit des lieux, on ne vient pas de nulle part, c’est important de connaître ses racines»,insiste-t-il. La particularité de Tel-Aviv tient aussi au génie d’un homme, sir Patrick Geddes, un théoricien et urbaniste écossais chargé en 1925 de planifier le développement de la future ville. Il s’inspire du modèle des cités-jardins pour dessiner des rues verdoyantes, ouvertes, penser les proportions, découper des parcelles, prenant le contre-pied des villes arabes aux ruelles étroites.

Ses plans sont adoptés. Les axes sont tracés. Le jacaranda, un arbre fougère, est préféré au palmier jugé trop oriental, et importé du Brésil et d’Argentine. Chaque printemps, leurs fleurs bleutées jettent un voile flamboyant sur les larges avenues boisées. À la tombée de la nuit, on y entend des cris stridents: ce sont ceux des chauves-souris – la ville compte 12 espèces protégées – qui nichent dans les ficus géants. Depuis quelques années, les Tel-Aviviens semblent avoir pris conscience de la valeur de leur patrimoine.

Les façades classées confèreraient-elles une perspective à la mégalopole au développement anarchique? «Il n’y a pas de sentiment d’ancienneté à Tel-Aviv. C’est une ville sans passé et au futur brumeux. Le Bauhaus est un concept, une ornementation de l’histoire , tranche le chef Eyal Shani, gourou de la scène culinaire tel-avivienne et star de l’émission «MasterChef». Il reçoit à North Abraxass, un de ses dix restaurants, niché rue Lilienblum, près d’un bloc de maisons en cours de rénovation. L’endroit est renommé pour son chou-fleur minimaliste, entier, rôti au four et servi dans une feuille de papier recyclé.

«Cette ville s’est construite sur le souffle. Ici, un cycle dure quatre mois. Il faut se renouveler en permanence. L’histoire n’a pas d’épaisseur, elle appartient au présent», explique celui qui s’estime vivre avec la nécessité constante de créer. Les grues qui barrent le ciel témoignent de cette métamorphose perpétuelle. Tel-Aviv mue. Les géants de verre se dressent désormais par dizaines dans le centre-ville. Le regard qui s’attarde au pied des tours remarque qu’elles jouxtent systématiquement de petites bicoques rutilantes.

Ce sont des demeures anciennes sauvées de la destruction grâce à une loi qui oblige les promoteurs immobiliers à consacrer 1,72 % de leur budget à la rénovation du bâti classé. Le présent semble prendre sous son aile les vestiges du passé. Le contraste est saisissant. La tour Shalom Meir a été construite avant cette clause, en 1965, à l’emplacement exact du Gymnasium Herzliya, le premier lycée, symbole de la renaissance de la langue hébraïque.

Il faut pénétrer dans la tour, admirer au passage l’impressionnante mosaïque de Nahum Gutman et se rendre au premier étage où une exposition sur les fondements de la ville s’est curieusement logée dans le hall et les couloirs. La scénographie hasardeuse n’ôte rien à son intérêt. Les maquettes miniatures et les photos en noir et blanc révèlent peu à peu l’esprit pionnier des fondateurs de la ville. On y voit les premiers colons, au début du XXe siècle, joliment endimanchés, foulant le sable, plantant, délimitant des parcelles réparties par tirage au sort.

Ainsi est née Tel-Aviv, en 1909, dans la banlieue de Jaffa, la ville arabe, principal port d’arrivée des migrants sous l’Empire ottoman, transformé en quartier arty et cosmopolite. «Les sionistes voulaient créer un pays non pas juif, mais hébreu, lié aux ancêtres de 2 000 ans, débarrassé de tout ce qui avait abîmé la culture juive dans les ghettos d’Europe de l’Est», remarque Patrick Arfi, un éditeur parisien installé à Tel-Aviv, qui a publié plusieurs livres de référence sur l’architecture moderniste.«L’utopie de départ envisageait une ville nouvelle fondée sur le savoir, la science, les arts, précise-t-il.

La ville hébraïque devait compter un lycée, une université, un opéra, une philharmonie mais pas de commerces ni de synagogues, associés à la perdition des Juifs d’Europe. Je pense qu’aujourd’hui, certains pionniers doivent se retourner dans leur tombe.» En 1910, le foyer est baptisé Tel-Aviv, littéralement la «colline du printemps» en hébreu, un nom inspiré du roman utopique Altneuland: nouveau pays ancien, écrit par Theodor Herzl, le père du sionisme politique. Il ne reste qu’une poignée de maisons de cette décennie, ocres, d’inspirations orientales.

Les quartiers de Neve Tzedek et de Neve Shalom, les plus anciens, sont désormais peuplés de cafés branchés et de boutiques des créateurs chics et bohèmes. C’est le point de départ du boulevard Rothschild, l’artère principale imitant les larges avenues viennoises. «Les fondateurs de la ville se méfiaient de la mer. Le boulevard Rothschild s’éloigne du littoral selon un axe Sud-Est/Nord-Ouest.» Sur l’avenue, le modernisme se déploie à hauteur d’homme, tandis que les sommets des gratte-ciel signés Pei, Meier, dialoguent dans l’azur.

Sur l’artère on croise, chevauchant une mule, Meïr Dizengoff, le premier maire de Tel-Aviv, élu en 1921, reconnaissable à son chapeau melon. La sculpture en bronze fait face au Hall de l’Indépendance au numéro 16, l’ancienne maison de l’édile où Ben Gourion a annoncé la création de l’Etat d’Israël en mai 1948. Rothschild palpite jour et nuit. Le va-et-vient des cyclistes et des joggeurs est incessant, tandis que des couples attrapent des jus de fruits pressés dans les kiosques de plein air.

À la tombée de la nuit, les terrasses s’éclairent d’ampoules multicolores. Les fêtards rejoignent les bars et les clubs électro où ils veilleront tard dans la nuit. Au nord, le boulevard Rothschild débouche enfin sur l’esplanade du théâtre Habima, scène nationale israélienne, à Tel-Aviv depuis 1931. Non loin, une autre adresse mérite le détour, celle de l’enseigne ATA, enseigne de vêtements aux lignes minimalistes, créé en 1935, qui pendant un demi-siècle a garni presque toutes les garde-robes israéliennes de vêtements de travail, solides, simples, fonctionnels, avant d’être liquidée en 1985.

La marque a été ravivée l’année dernière par une bande de créatifs (dont le chef Eyal Shani). «Comment est-ce qu’on utilise les vêtements? J’ai passé des mois à réfléchir à leur fonction, j’ai exploré les idées des années 1930», explique Yael Shenberger, la dynamique designer. Parmi les classiques réinterprétés: le bleu de travail, la chemise blanche des olim hadachim (les nouveaux migrants), le short de Ben Gourion. «Ce n’est pas de la nostalgie pour la nostalgie. Les vêtements étaient déjà là. Exactement comme les immeubles du Bauhaus: ils sont parfaits, il suffit d’enlever la poussière!» Ici, comme souvent à Tel-Aviv, il est question d’une naissance et d’une renaissance, d’un esprit pionnier, créateur, d’un regard optimiste qui regarde observe le passé et cavale vers le futur.



  • Le Figaro.
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