On le dit souvent à propos de n’importe quoi. Mais ici, c’est bel et bien la fin d’une époque. L’immense magasin Tati (2800 mètres sur chaque étage) du boulevard Rochechouart va fermer prochainement ses portes. La date reste encore dans le flou. C’est la fin programmée d’une longue agonie. Exit! Le groupe inventé par Jules Ouaki en 1948 était allé,ces dernières années, de déboires en déboires.

L’interruption imposée par la pandémie lui a donné le coup de grâce ce printemps, comme elle l’a fait aux filiales de ce magasin devenu mythique. Gifi, leur dernier propriétaire, va tout démanteler, alors qu’il s’était engagé en 2018 à remonter les finances de ce temple du commerce bas de gamme «d’ici 2022 au plus tard». Des employés vont bien sûr se retrouver sur le pavé. Paris aura perdu, lui, une sorte de monument. Cela peut sembler incroyable, mais c’est comme ça. En 1987, année de son apothéose, Tati Barbès avait attiré davantage de monde que la Tour Eiffel, comme l’a rappelé il y a quelques jours un article du «Figaro».
Tout avait bien sûr commencé petitement. Trentenaire, Jules Ouaki s’était lancé en métropole après des débuts tunisiens. Cet Juif séfarade de La Goulette avait loué 50 mètres carrés boulevard Rochechouart. Il faut un début à tout. L’homme s’est mis à proposer des tissus à des tarifs minimaux. «Les plus bas prix» est longtemps resté le slogan de la maison avec «Chez Tati t’as tout». Il convient de préciser qu’en 1948 la France sortait à peine des restrictions,notamment textiles. Les temps restaient difficiles, après les pénuries dues à l’Occupation. Une clientèle très modeste, alors purement française, s’est ruée dans l’échoppe. Celle-ci n’a cessé de s’agrandir, surtout dans les années 1970, sans jamais vraiment changer d’adresse. Il faut dire que celle-ci apparaissait excellente. Le grand magasin se trouve en haut du boulevard Magenta. Il se cache à peine derrière la station de métro aérienne Barbès et l’énorme cinéma Louxor (récemment restauré . Un lieu mythique. Marcel Carné ne l’avait-il pas fait reproduire grandeur nature en studio comme symbole de la capitale populaire pour «Les portes de la nuit»? Et tant pis si ce film avait été un flop mémorable au moment de sa sortie en 1945!

Les mains dans les bacs

Dans les années 1960 et 1970, Tati incarnait le mélange social. Pas de vendeurs. Les bacs installés en pleine rue devant les façades étaient aussi bien brassés par des mains pauvres que par d’autres endiamantées. Faire son «shopping» chez Tati était devenu du dernier chic, entre deux essayages de Dior (1). Le personnel des caisses, toujours aimable, servait à la même époque de première insertion sociale aux immigrés, alors venus d’Afrique du Nord. Il donnait en quelque sorte un premier cours de vie parisienne. Ici, les chose ne coûtaient presque rien. A se demander qui les fabriquait. Il y a une dizaine d’années encore, le prix moyen restait de cinq euros. Les bons jours, ceux des actions, un petit billet vert suffisait à acheter un slip et un «t-shirt». D’assez bonne qualité d’ailleurs. Il me reste quelque part de chemises d’hiver signées Tati. Elles doivent bien avoir vingt ans.
Jules Ouaki est mort jeune en 1982. Soixante-huit ans. Un deuil d’autant plus fâcheux que le fondateur était mort «ab intestat», autrement dit sans laisser de testament. Ce vide a donné à son épouse Eléonore, ses frères et ses enfants l’occasion de s’entre-déchirer pendant des années. Comme chez Shakespeare, mais en version «pied noir». De quoi faire tanguer le bateau une première fois. Madame veuve Jules Ouaki a dû finir par frapper un grand coup. Afin de chapeauter cette entreprise, qui sentait déjà une autre époque, elle a désigné en 1991 son fils Fabien âgé de 33 ans. Le repreneur. Celui qui devait permettre d’accéder à de nouveaux sommets. De fait, l’héritier manifestait des ambitions. Il voulait diversifier. Il y a ainsi eu Tati-Or, Tati-Mariage ou Tati-Vacances. Les magasins se multipliaient par ailleurs dans la France entière. Et il n’y avait pas qu’elle! Un peu comme la Migros en Suisse, Tati a voulu s’implanter à l’étranger. Espagne. Pologne. Tunisie (bien sûr!). Algérie. Maroc. Le souk français retraversait ainsi la Méditerranée sous forme de multinationale.

New York et Genève

Cette folie des grandeurs a bien entendu connu des ratés. A-t-on idée de vouloir implanter l’univers du tout (ou presque) à cinq dollars sur la Ve Avenue à New York? Non. Eh bien Fabien Ouaki si! Ce fut un désastre financier. Idem pour le Tati qui a existé quelques années à la rue du Rhône genevoise. Il y avait des clients, bien entendu, mais jamais assez pour assumer le loyer normalement demandé dans cette artère aux grands joailliers du type Bulgari ou Tiffany. D’où une autre fermeture. Le grand patron semblait placer au dessus de tout cela. En état de lévitation économique, il rencontrait le quatorzième Dalaï-lama pour écrire avec lui un livre à quatre mains: «La vie est à nous». Après tout, pourquoi pas? Reste que, sournoisement, le déclin avait commencé. Il va s’accentuer avec l’e-commerce plus tard, même si Tati permettait aussi les commandes directement sur son site.
Ce qui devait arriver a fini par survenir. Il y a eu la vente, un peu forcée, au Groupe Eram en 2007. Puis Tati a passé du giron d’Eram à Gifi. C’est ce dernier qui s’apprête à tout bazarder. On ne verra plus l’enseigne légendaire briller au dessus d’une ruche humaine. Déjà que le symbole de la maison, les carrés de Vichy roses (comme la robe de Brigitte Bardot quand elle avait épousé Jacques Charrier en 1959), avait disparu remplacé par les quatre lettres (roses tout de même) TATI… L’aventure est aujourd’hui terminée. Elle aura duré sept décennies. C’est davantage que la snobissime Colette rue Saint-Honoré, dont je vous ai signalé la retraite en 2017. Une sorte d’antithèse. Chez Tati, on avait tout pour presque rien, dans une ambiance bon enfant. Chez Colette, le client repartait avec presque rien payé une fortune, avec des employés lui faisant la gueule. A chaque quartier de Paris son ambiance et ses gammes de prix! Cela dit, gamme ou pas gamme, tout s’est terminé chez Colette et chez Tati par de bien fâcheuses fausses notes.

(1) Là, j’avoue que je pousse un peu.

Source Bilan

http://koide9enisrael.blogspot.com
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