LE MONDE. L’attaque du groupe terroriste palestinien contre Israël, le 7 octobre 2023, a marqué un tournant pour des chercheurs spécialistes du Moyen-Orient qui estiment leur parole surveillée et parfois déformée par des médias en quête de réponses immédiates pour qualifier les violences en cours.
Signaler et sanctionner : la consigne est des plus claires, adressée par courrier le 9 octobre 2023 aux présidents d’établissements d’enseignement supérieur par leur ministre de tutelle. Au surlendemain de l’attaque terroriste du Hamas en Israël, le 7 octobre, le gouvernement français affiche sa totale solidarité avec l’Etat hébreu et promet de dénoncer à la justice tout propos et action qui pourraient s’assimiler à de l’apologie du terrorisme, de l’incitation à la haine, à la violence ou à la discrimination.
Principalement ciblé par la ministre – qui ne cite toutefois aucun exemple dans sa lettre –, un communiqué, diffusé par la section syndicale Solidaires-Etudiants de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), appelant au « soutien indéfectible à la lutte du peuple palestinien dans toutes ses modalités et formes de lutte, y compris la lutte armée ».
Sur une liste de discussion interne à l’école, une anthropologue chargée de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) a relayé ce communiqué syndical le 8 octobre, en précisant qu’elle lui apportait son soutien. Face aux réactions outrées de quelques collègues, elle a adressé, le 10 octobre, une « mise au point » où elle admet avoir « fait l’erreur de marquer [s]on soutien sans avoir bien lu ». Il est trop tard : son premier message a été signalé à la direction du CNRS, son organisme de tutelle. L’anthropologue recevra une convocation en commission de discipline peu après.
Le scénario fut le même pour un chercheur en sociologie d’une université parisienne affilié au CNRS après diffusion, au matin du 8 octobre, sur son compte privé Facebook, d’une photo d’un parapente de loisirs, référence à une potentielle libération de Gaza. Une collègue, « amie » sur le réseau social, a rédigé une lettre de délation envoyée au CNRS et au ministère de l’enseignement supérieur.
« Deux cas ont été remontés à la direction générale du CNRS à ce jour », explique par écrit au Monde le CNRS, sans confirmer ni infirmer qu’il s’agisse de ces deux chercheurs. Sollicités, ceux-ci n’ont pas souhaité s’exprimer.
« Des collègues s’autocensurent »
Le président du CNRS, Antoine Petit, s’est fendu d’un communiqué adressé à toute la communauté. « Les agents du CNRS peuvent prendre la parole publiquement. Ils ont une entière liberté d’expression, sous réserve de ne pas utiliser leurs fonctions pour manifester leurs opinions politiques et philosophiques personnelles, et d’employer un mode d’expression qui ne jette pas le discrédit sur l’établissement », a-t-il rappelé.
Dans ce contexte très tendu, « des maladresses au départ coûtent cher », observe un universitaire qui a pris le parti de ne pas s’exprimer du tout. « Il y a la crainte de la censure de la part des institutions, mais pas seulement, explique-t-il. C’est aussi parce que tout est explosif et que se pose une question de coexistence entre nous. »
« Des tutelles scientifiques et universitaires sont sous la pression de l’exécutif », corrobore le sociologue et politologue Vincent Geisser, chargé de recherche au CNRS et directeur de l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans. « Des collègues s’autocensurent, ils sont devenus extrêmement prudents », poursuit-il, citant le cas du dernier « café-débat » coorganisé avec la revue Moyen-Orient depuis cinq ans, auquel certains chercheurs n’ont pas souhaité se joindre « par peur ».
Une circulaire du ministre de la justice transmise aux parquets le 10 octobre, qui prévoit que les « propos vantant les attaques [du Hamas] en les présentant comme une légitime résistance à Israël » soient constitutifs du délit d’apologie du terrorisme, interroge le cercle des chercheurs spécialistes d’Israël et de la Palestine. « Quelle marge de manœuvre continue-t-on d’avoir dans nos travaux ? Qui parmi nous va décider finalement de ne pas enquêter, de ne pas écrire d’article ? On pourra peut-être le mesurer dans quelques mois. Mais c’est un effet qui va perdurer, car la communauté est en partie tétanisée », illustre Xavier Guignard, chercheur au centre de recherche indépendant Noria.
« La recherche est là pour dépassionner »
S’ajoute « un phénomène de stigmatisation » bien souvent accompagné d’une accusation d’antisémitisme, à la suite d’une prise de parole publique, poursuit Xavier Guignard. Dans les médias, on presse les « experts » de qualifier les violences en cours. Cette attente immédiate ne correspond pas au temps des chercheurs qui, pour être en mesure de se prononcer, attendent de pouvoir travailler sur le terrain, ce qui est impossible à Gaza, à l’heure actuelle.
L’historienne Stéphanie Latte Abdallah en a fait les frais sur le plateau de Public Sénat, le 12 octobre. Interrogée sur l’attaque du Hamas, elle l’a qualifiée d’« acte qui provoque la terreur et en ce sens c’est du terrorisme », tout en soulignant que le Hamas, de par son histoire de « parti politique qui a été élu [lors d’élections législatives] en 2006 », n’est « pas le même type d’organisation que Daech ». La chercheuse n’a pas pu achever sa phrase, les journalistes marquant leur désapprobation. Et la polémique a enflé sur les réseaux sociaux, redonnant de la vigueur au concept d’ « islamogauchisme » véhiculé par la précédente ministre de l’enseignement supérieur Frédérique Vidal.
Les universitaires ne sont pas les mieux placés pour intervenir à chaud dans les médias. « On les somme d’être pour ou contre, de choisir leur camp, déplore Vincent Geisser. Alors que la recherche est là pour dépassionner, les chercheurs se trouvent paradoxalement accusés de produire des passions. » « Dans un débat extrêmement polarisé où des mots sont eux-mêmes des sujets de discussion juridique, comme “génocide”, “nettoyage ethnique” ou “crime de guerre”, les chercheurs ne seront à même de se saisir de ces mots qu’après de longues enquêtes », rappelle Xavier Guignard.
Pour poser cette grille d’analyse juridique, il faut au préalable que les faits aient été constatés lors d’enquêtes menées sur place, confirme Mélanie Dubuy, maîtresse de conférences en droit public à l’université de Lorraine, spécialiste du droit des conflits armés. « Ces enquêtes détermineront si un crime de masse a été conduit contre un groupe identifié et seule la Cour pénale internationale pourra qualifier les faits », explique-t-elle.
« Café du commerce »
Depuis début octobre, le débat académique a été soumis à une « double mise à l’épreuve : celle de la démocratie universitaire et celle des sciences sociales », analyse le président de l’EHESS, Romain Huret. « La qualité du débat s’est fortement dégradée dans l’espace public et l’université n’y échappe pas », souligne-t-il, qualifiant de « café du commerce » les premiers échanges sur les listes professionnelles internes de son établissement. « Les listes se sont progressivement autorégulées, même si les échanges tendus entre certains chercheurs ont laissé des traces dans l’établissement », observe-t-il.
Après l’attaque du Hamas et alors que les bombardements israéliens sur la bande de Gaza s’intensifient depuis plusieurs semaines, « les sciences sociales sont interpellées dans leur capacité à analyser et donner une sorte de vérité sur ce conflit ». Or, nuance-t-il, « le rôle des sciences sociales n’est pas forcément de donner une réponse sur les responsabilités, mais d’aider à penser les responsabilités ».
Dans un contexte d’antisémitisme latent, « la prise de parole de chercheurs qui travaillent sur la question palestinienne est toujours plus contrôlée et surveillée, constate Vincent Geisser. Il y a l’idée que les analyses produites par les chercheurs sur la situation en Israël-Palestine pourraient avoir des répercussions dans la société française, incitant à des passages à l’acte, notamment dans les populations musulmanes. »
Tout juste lancé, le blog Yaani (qui signifie « c’est-à-dire » en arabe et en argot israélien) fédère une poignée de jeunes chercheurs spécialistes d’Israël et de la Palestine avec pour ambition d’« informer et de sensibiliser le public francophone aux enjeux qui traversent ces espaces ».
A l’origine de l’initiative, la chercheuse Nitzan Perelman, de confession juive et de nationalité israélienne, qui travaille sur le nationalisme, la démocratie et la société en Israël. « En France, lorsqu’on attaque Israël, il y a tout de suite le soupçon de l’antisémitisme, confie la doctorante en sociologie politique à l’université Paris-Cité. J’ai conscience que mon cas est exceptionnel : ma parole me semble moins critiquée que celle de mes collègues français ou palestiniens. »
https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/01/04/la-guerre-israel-hamas-met-le-monde-universitaire-sous-pression_6208923_3224.html