Analyse de grande valeur et très professionnelle de Jacques Darmon. (Jacques Darmon, né le 12 août 1940 à Alger, est un haut fonctionnaire français, inspecteur des finances, dirigeant de sociétés, président de chambre au tribunal de commerce de Paris et essayiste.)
Avertissement : la mort atroce de Madame Sarah Halimi a bouleversé des centaines de milliers de personnes. Le texte ci-dessous s’efforce, au-delà de l’émotion légitime, de se placer sur le strict plan du droit. Ce qui explique sa froideur, qui n’est pas de l’indifférence.
Tous les étudiants ont appris le principe du raisonnement par l’absurde : si, à partir de certaines hypothèses, un raisonnement juste aboutit à une conclusion absurde, c’est que les hypothèses sont fausses.
Le cas du meurtre de Madame Halimi, le 3 avril 2017, relève de ce raisonnement par l’absurde : si un individu qui torture une vieille dame puis provoque sa mort en la jetant par la fenêtre est dispensé de tout procès et donc de toute condamnation, c’est qu’une erreur a été commise.
Où est l’erreur ?
1) L’erreur n’est pas au niveau de la Cour de cassation qui, le 14 avril 2021, a rejeté les recours de ceux qui réclamaient la tenue d’un procès. La Cour de cassation juge en droit et s’en remet à l’appréciation souveraine des Cours d’appel pour apprécier les faits et les preuves. Dès lors que la Cour d’appel de Paris avait jugé que le tueur, Kobili Traoré, était sous l’emprise d’une « bouffée délirante » qui lui ôtait sa pleine conscience, la Cour se devait d’appliquer le droit et dire que l’on ne peut juger un individu dont le discernement est aboli au moment des faits.
2) L’erreur avait commencé au niveau de la juge d’instruction qui refusait de reconnaitre que l’assassinat d’une femme juive aux cris de Allah Akbar était un crime antisémite. Il a fallu qu’au bout de plusieurs mois de déni, la Chambre d’instruction, alertée par les proches de la malheureuse et les représentants de la communauté, lui donne tort pour que le crime soit reconnu pour ce qu’il était de toute évidence : un attentat antisémite !
3) L’erreur principale est au niveau de la Cour d’appel de Paris (chambre de l’instruction).
La Cour a consulté plusieurs experts : un premier expert a affirmé que le discernement du criminel n’avait pas été aboli ; un deuxième collège d’experts a fait état d’une « bouffée délirante ». Sans se livrer à son propre examen des faits, s’appuyant sur les conclusions d’une majorité d’experts, la Cour, dans son jugement de 2019, a repris cette affirmation et, en application de l’article L122-1 du code pénal, refusé la possibilité d’un procès.
La Cour n’a pas fait son travail : dès lors que tous les experts n’étaient pas d’accord, que leur expertise avait eu lieu longtemps après l’assassinat, il appartenait à la Cour d’examiner les circonstances du drame (aucune reconstitution n’avait eu lieu pendant l’instruction) et d’apprécier elle-même si le tueur avait la pleine conscience de son acte, en dépit de sa consommation de stupéfiants.
Si les juges avaient fait leur travail de magistrats, au lieu de faire semblant de s’en remettre à la conclusions de certains experts, ils n’auraient pu affirmer que l’assassin qui connaissait Mme Halimi de longue date, qui l’avait plusieurs fois traitée de « sale juive », qui était d’abord entré dans plusieurs logements voisins, qui était passé en équilibre sur la corniche extérieure pour atteindre le logement de Mme Halimi, qui a torturé pendant deux heures la vieille dame en criant «Allah Akbar , c’est le sheitan, je vais la tuer», l’a jeté par la fenêtre, puis a attendu tranquillement la police (en récitant des versets du Coran), disant à ceux qui venaient l’arrêter «Ce n’est pas moi ; je suis innocent !», les juges n’auraient pu conclure à cette « bouffée délirante » qui dure plusieurs heures et qui n’interdit pas de faire des gestes précis et prémédités.
Le scandale, qui éclabousse la magistrature française, résulte du fait que les magistrats de la Cour d’appel n’ont pas rempli leur office. Soit par paresse soit, comme le pensent certains, par antisémitisme latent.
4) L’autre erreur encore plus dramatique est celle des policiers qui, alertés par un appel téléphonique, sont restés dans l’escalier du logement de Mme Halimi, ont entendu les cris qu’elle poussait pendant plusieurs minutes et ne sont pas intervenus, prétextant « attendre les ordres ».
A l’époque où toutes les forces de police sont mobilisées pour éviter les violences conjugales, on peut s’étonner qu’aucune sanction n’ait été prononcée devant ce cas évident de non-assistance à une personne en danger de mort.
5) Enfin, malgré ma précédente remarque sur le rôle de la Cour de cassation, même en jugeant en droit, la Cour aurait pu mettre fin à cette iniquité : elle aurait pu juger qu’en acceptant les expertises qui concluaient à « la bouffée délirante », en écartant celle qui affirmait que le discernement du criminel n’avait pas été aboli, sans investiguer davantage sur la nature du désaccord entre experts (d’autant plus que le code pénal distingue le cas du discernement totalement aboli de celui du discernement altéré), la Cour d’appel n’avait pas convenablement motivé son jugement, et aurait pu prononcer la cassation.
Malgré le scandale, la Cour s’est abstenue. L’aurait-elle fait si la victime n’avait pas été juive ?
6) Enfin, la balle est dorénavant dans les mains du législateur : pour éviter le renouvellement d’un tel scandale, il suffit de prévoir dans la loi que le deuxième paragraphe de l’article 122-1 (« la personne demeure punissable ») s’applique à un individu qui n’a pas pleine conscience de ses actes à la suite d’une démarche ou d’un geste volontaire (en l’occurrence la prise de drogues ou de stupéfiants). Ce sera au procès public de démonter la portée de la circonstance exonératoire.
Jacques DARMON
Avril 2021
Article publié sur la page facebook de Gisèle Hivert-Messeca.
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