le 18 septembre 2019, Adam Neumann se trouve au siège new-yorkais de sa société, WeWork, lorsqu’il reçoit une alerte sur son téléphone : le Wall Street Journal vient de publier un article explosif au sujet de sa gestion, jugée irresponsable.

Dyslexique, Neumann a du mal à lire et demande à ses conseillers de lui résumer le papier : on lui reproche de fumer de l’herbe, de boire trop et de faire des déclarations de mégalomane.

L’enquête du quotidien tombe particulièrement mal : deux jours plus tôt, We Company, la maison mère de WeWork, a annoncé qu’elle reportait son introduction en bourse à une date indéterminée, alors même qu’elle avait accepté, peu de temps auparavant, de réduire sa valorisation des trois quarts.

Les investisseurs ont rejeté à l’unanimité le prix proposé (une dizaine de milliards de dollars), jugé encore excessif. Cette annonce a été suivie du départ d’une série de cadres dirigeants du géant du « coworking » (la location de bureaux partagés), y compris ceux du directeur de la communication et du co-directeur du fonds immobilier. Quelques semaines plus tôt, on parlait encore de 47 milliards de dollars (43,5 milliards d’euros, soit plus que Ford ou deux fois le PIB de l’Islande).

D’autres PDG auraient probablement très mal vécu de telles critiques dans la presse. Certains même ne s’en seraient pas remis. Pas Adam Neumann, qui n’y voit qu’une pichenette. Il se contente de rappeler à ses adjoints qu’il détient les deux tiers des actions et qu’il peut se débarrasser de son comité de direction si ses membres songent à le renverser. À vrai dire, Neumann a tel­lement confiance en lui qu’il a déclaré, un jour en réunion, que ses descendants dirigeraient encore l’entreprise dans trois cents ans.

Les cadres de WeWork ont l’habitude : leur patron entretient un rapport pour le moins personnel avec les lois de l’économie. D’ailleurs, l’existence même des licornes (ces start-ups valorisées à plus d’un milliard de dollars) tient à leur capacité à accomplir l’impossible en niant les principes qui régissent les autres entreprises. Il y a moins de dix ans, WeWork n’était qu’un simple espace de travail à New York.

Douze milliards de dollars (en investissement et en dette) plus tard, elle employait jusqu’à 14 500 personnes (avant de revenir à 10 000 après un plan de licenciement drastique fin 2019), attirait un demi-million de clients dans une quarantaine de pays et plus de cent vingt villes. En 2018, elle affiche 2  milliards de dollars de pertes et son modèle économique, consistant à signer des baux longue durée avec les propriétaires avant de proposer des sous-locations à court terme à ses usagers, commence à susciter le doute. Mais, à l’époque, sa valorisation ne cesse pourtant d’augmenter.

Le succès financier de WeWork a fait de Neumann un homme très riche (plus de 4 milliards de dollars de revenu net) mais aussi très dépensier. Une Mercedes-Maybach avec chauffeur, un jet privé à 60 millions de dollars et surtout une collection de six maisons achetées pour un total de 90 millions de dollars, selon le Wall Street Journal : un appartement de 550 mètres carrés dans le quartier huppé de Gramercy Park, à Manhattan, une propriété de 25 hectares au nord de l’État de New York, deux villas dans les Hamptons et un manoir à 21 millions de dollars dans la baie de San Francisco. Sans compter deux secrétaires personnels, un chef à domicile et un bataillon de nourrices pour s’occuper des cinq enfants qu’Adam Neumann a eus avec sa femme Rebekah Paltrow, la cousine germaine de Gwyneth. « Il baignait lit­té­ra­lement dans l’argent », confie un ex-dirigeant.

Mais ces dépenses servaient un objectif bien défini. Car, à travers WeWork, c’est lui-même que Neumann vendait. Il se présentait aux futurs actionnaires comme l’homme qui leur donnerait accès à la génération Y – des jeunes gens qui ne conçoivent plus le bureau comme leurs parents, qui veulent mêler travail et vie privée, qui peuvent bosser à toute heure et ne distinguent plus leurs amis de leurs collègues. Pour des baby boomers dont le quotidien en entreprise se résume aux bureaux cloisonnés et à la machine à (mauvais) café, le message était irrésistible. « Il a convaincu tous les investisseurs auxquels il a parlé, sans excep­tion », résume un dirigeant de WeWork. Ils voyaient en lui un gourou des millenials avalant des shots de tequila en réunion tout en annonçant l’avènement d’une nouvelle vision du monde corporate, où la bière et le kombucha (une sorte de thé sucré pétillant par fermentation d’origine mongole) couleraient à flots et où les employés seraient ravis de venir au turbin, leur MacBook sous le bras.

 

Mélange de glamour égocentrique et de mysticisme bien dans l’époque, le couple Adam et Rebekah est parvenu à faire d’une banale agence de location de bureaux un véritable mouvement culturel, presque une religion. WeWork ne se présente pas comme une start-up techno ; elle préfère lancer des catéchismes et des slogans. « Quel est ton super-pouvoir ? » demande-t-on aux nouvelles recrues. L’entreprise doit « élever la conscience du monde ». « Make a life and not just a living » : ne perds pas ta vie à la gagner, vis-la !

 

Adam Neumann se figurait aussi que sa réussite lui donnait le pouvoir de régler tous les grands problèmes du monde. À l’été 2018, il a ainsi offert ses services à Jared Kushner, le gendre et conseiller de Donald Trump, pour apporter la paix au Proche-Orient. Avec son directeur du développement, Roni Bahar, il a produit une vidéo montrant la Palestine du futur, reconstruite et dynamique, et Kushner a montré le film lors d’une conférence au Bahreïn (Roni Bahar précise que le projet était financé sur l’argent propre de son patron et non par la trésorerie de WeWork).
Le magnat des médias Rupert Murdoch, le bâtisseur du World Trade Center Larry Silverstein, le développeur immobilier Mort Zuckerman s’accordaient eux aussi à penser que Neumann était en train d’inventer le bureau de l’avenir. Mais le premier investisseur à avoir cru en WeWork s’appelle Benchmark Capital. En 2012, ce fonds de San Francisco est connu pour avoir parié précocement sur Ebay, Twitter et Uber. Son co-fondateur, Bruce Dunlevie, assure à Adam Neumann lors de leur première rencontre que ce n’est pas du coworking qu’il vend, mais une énergie totalement inédite, « quelque chose que je n’ai jamais senti ailleurs ». Il rejoint aussitôt le conseil d’admi­nis­tra­tion. Le PDG de JP Morgan, Jamie Dimon, compte lui aussi parmi les évangélistes de WeWork. C’est sa banque qui permet à la jeune entreprise de lever 700 millions de dollars et accorde à Neumann un prêt de 100 millions, faisant culminer son autorisation de découvert à un demi-milliard. Mais le plus fervent soutien d’Adam le prodige ne vit pas aux États-Unis : c’est le Japonais Masayoshi Son, 62 ans, patron de Soft­Bank, dont la politique très agressive dans les années 2010 est pour beaucoup dans l’inflation de la fameuse « bulle des licornes ». Adossé à 60 milliards de dollars venus d’Arabie saoudite et d’Abou Dabi, la banque nippone a injecté des fortunes dans des entreprises à croissance accélérée mais encore déficitaires, comme Uber ou Slack. Avec WeWork, « Masa » investit 10 milliards. « Adam disait qu’il savait qu’il était taré, mais que Masa l’était plus encore », se rappelle un ancien cadre.

 

Et puis en août 2018, la réalité se rappelle au bon souvenir de tout ce petit monde lorsque WeWork envoie aux autorités financières son dossier de demande d’introduction en bourse. Devant les chiffres qui doivent figurer obligatoirement dans les documents fournis, les investisseurs tombent de haut. Les pertes sont vertigineuses, notamment à cause de projets absurdes de Neumann : une société spécialisée dans les piscines à vagues, un fabricant de lait au curcuma pour mettre dans son café… On apprend que le jeune patron a déposé la marque « We » avant de la revendre pour 6 millions de dollars à ses investisseurs (face au tollé, il rendra l’argent) et qu’il a personnellement acheté des parts de copropriété dans bon nombre de bâtiments loués à WeWork – autrement dit, qu’il perçoit une partie des loyers versés par sa propre entreprise. Bientôt, on commence à critiquer le train de vie du couple. Ses banquiers lui confient qu’à Wall Street, il se dit de plus en plus que WeWork serait une entreprise « toxique ».
Deux jours après l’article du Wall Street Journal, Neumann annonce à ses collègues qu’il ne quittera jamais son poste de PDG. Sauf que le lendemain, son directeur administratif et financier, Artie Minson, et l’un de ses principaux investisseurs, Artie Eisenberg, conviennent lors d’une réunion téléphonique avec d’autres acteurs que Neumann doit dégager. Le dimanche, il va voir Jamie Dimon chez JP Morgan qui lui dit que pas un sou n’arrivera tant qu’il n’aura pas démissionné. Et que sans argent, WeWork fera vite faillite, puisque son patron n’aura pas les fonds pour rembourser les 380 millions de dollars qu’il a empruntés en pariant sur la montée de son action, aujourd’hui sans valeur. Le mardi suivant, Neumann doit concéder la défaite. L’entrée en bourse n’aura vraisemblablement jamais lieu et il quitte ses fonctions à la tête de l’entreprise.

 

La chute de WeWork et de son patron est l’une des plus spectaculaires de l’histoire récente. Mais cet Icare de la Silicon Valley s’était ménagé un parachute très, très doré, puisqu’il est parti avec un milliard de dollars en actions, un prêt de 500 millions pour rembourser ses emprunts précédents et une commission de 185 millions comme consultant. Ces sommes invraisemblables n’ont visiblement pas apaisé sa rage, selon ceux qui l’ont rencontré depuis. Il serait convaincu d’avoir été traqué par la société de sécurité israélienne Black Cube, celle que Harvey Weinstein a payée pour surveiller Ronan Farrow. Des agents auraient fouillé ses dossiers pour en tirer des éléments compromettant sa réputation, l’obligeant à démissionner. Il a vécu reclus dans son appartement de Gramercy, passant ses journées à ruminer pour comprendre comment les choses ont pu tourner si mal pour lui.

Travailler sans devenir adulte

Nous sommes au 2010, Park Avenue. Adam Neumann a 31 ans, vient de lancer WeWork et se rend à un grand raout de l’immobilier new-yorkais. Face à des participants sexagénaires en complet-veston, il fait forte impression avec son mètre quatre-vingt-quinze, ses cheveux longs (toujours plus ou moins sales) et son jean-T-shirt. Beau garçon (sa sœur a été miss Israël), il séduit son auditoire en racontant sa jeunesse dans un kibboutz près de Gaza. Mais surtout, il marque les esprits grâce à son incroyable confiance en lui-même et en son idée. « Il m’avait demandé quelle entreprise louait la plus grande surface de bureaux à New York, se rappelle un intervenant qui l’avait rencontré ce jour-là. Je lui avais répondu que c’était JP Morgan, et qu’ils occupaient 325 000 mètres carrés. Il m’a aussitôt affirmé qu’il voulait faire mieux qu’eux. »
À l’époque, Neumann passe pour un fou. Il faut dire qu’il n’a pas fini la fac, n’a aucune expérience de l’immobilier et a déjà planté les deux start-ups qu’il a voulu lancer. Il a investi dans ces deux projets 100 000 euros donnés par sa grand-mère. Mais en pleine crise des subprimes, il n’en reste plus rien. Pour payer son loyer, il sous-loue une partie de son loft à une jeune entreprise. C’est ainsi que prend forme le concept de WeWork. Pendant la réces­sion post-krach, le jeune homme parie avant tout le monde sur le fait que les propriétaires vont avoir grand besoin de locataires et que des légions de chômeurs en quête d’un nouveau poste préféreront dépenser un petit peu pour passer leurs journées dans un lieu adapté, plutôt que de squatter gratuitement chez Starbucks. Il s’associe avec un architecte de 34 ans, Miguel McKelvey, qui a grandi comme lui dans une communauté, mais dans l’Oregon plutôt qu’en Israël. Ensemble, ils persuadent le propriétaire du loft de transformer un étage inoccupé du local en espace de travail partagé, qu’ils baptisent Green Desk. Et ça fonctionne ! Un an plus tard, ils vendent leur idée au propriétaire pour 3 millions de dollars et montent leur propre espace qu’ils baptisent WeWork.

 

Pour Neumann, le concept est celui d’un « kibboutz capitaliste » où les gens viennent travailler, boire et manger ensemble. McKelvey conçoit des bureaux qui favorisent les rencontres et la spontanéité, aux couloirs étroits et aux tables communes. Esthétiquement, on est entre une start-up de la Silicon Valley et le hall d’un boutique-hôtel, avec meubles danois et néons à message sur les murs. À la fin de la journée, les membres peuvent rester pour des cours de yoga, des dégustations de vin, des groupes de discussion…

« À côté de nous, la Maison Blanche de Trump était une machinerie extrêmement bien huilée. »

En 2018, Neumann atteint son objectif délirant : il occupe près de 500 000 mètres carrés de bureaux à New York, répartis sur une cinquantaine de sites. JPMorgan peut aller se rhabiller. Mais derrière cette croissance époustouflante, il y a une société gérée de façon chaotique. « À côté de nous, la Maison Blanche de Trump était une machinerie extrêmement bien huilée », résume un ancien cadre. Au fur et à mesure de son expansion, Neumann étudie de moins en moins les nouveaux baux qu’il signe et, pour attirer de nouveaux clients, leur offre des mois de loyer gratuits. Il semble louer compulsivement, sans la moindre stratégie. « Nous vivons en ce moment une phase de consommation sans pré­cédent, c’est du jamais vu », déclare le PDG en 2015 lors d’un salon professionnel. « Dans la boîte, personne ne savait bien ce qu’il était en train de faire », admet un courtier qui travaillait à l’époque pour la start-up new-yorkaise.

 

Ce rythme de travail intense et incohérent finit par entamer le moral des troupes. Neumann impose le dimanche comme jour de la grande réunion hebdomadaire. « Sauf que parfois, il ne venait pas, ou il arrivait avec des heures de retard. Et, du coup, les gens rentraient chez eux en fin de soirée », se rappelle un ex-­employé. Les salariés sont corvéables à merci et surtout jetables. L’un des directeurs financiers, Ariel Tiger, qui a fait son service au côté de Neumann dans la marine israélienne, aime dire tout haut qu’il faut virer des gens. « Tous les quinze jours, il faisait imprimer un tableau avec tous les salaires et surlignait plein de choses en disant qu’il allait réduire les coûts, se souvient un ancien responsable. Il passait dans chaque service en regardant tout le monde et en disant : “Pourquoi on a autant de gens ici ? Avec deux personnes, ça suffirait !” » (Tiger n’a pas souhaité répondre à nos questions.)

 

Si les gens restent chez WeWork, c’est qu’ils comptent sur une introduction en bourse. « Les chefs répétaient en réunion que la boîte allait faire des milliards », affirme un ex-employé. Mais l’argent n’est pas la seule motivation. Neumann répète à ses salariés, souvent très jeunes, qu’ils font partie d’une élite, d’une avant-garde dont la mission consiste à changer le monde. Ou du moins réussit-il à les convaincre qu’ils peuvent travailler dans un bureau sans avoir à devenir des adultes. Il instaure la fête « Thank God it’s monday » tous les lundis soirs et organise un summer camp, séjour de cohésion qui se déroule, selon les années, dans une propriété britannique ou un quartier résidentiel privatisé de l’État de New York. L’ambiance est à mi-chemin entre la conférence Ted et la colonie de vacances. Imprégné de sa lecture de la kabbale et influencé par son conseiller spirituel, le rabbin Eitan Yardeni, Neumann développe un charisme magnétique auprès de ses disciples. On le compare à un général au côté duquel on pourrait livrer bataille jusqu’à la mort. On le voit parader pieds nus dans les locaux avec ses nouveaux amis célèbres, Ashton Kutcher ou Drake. Il ne lâche jamais du regard ses interlocuteurs, ce qui lui donne une aura de gourou. Il serait capable de convaincre de n’importe quoi quiconque se trouve dans la même pièce que lui, va-t-on jusqu’à avancer dans son entourage. Lors du summer camp 2013, il ­harangue la foule : « Pour réussir dans ce monde, nous savons tous ici qu’il faut construire quelque chose qui ait un sens, qui ait une direction. Quelque chose qui rende le monde meilleur. Et en faisant ça, nous voulons faire de l’argent ! » L’assemblée est hystérique. « La plupart des gens n’avaient jamais travaillé dans une vraie entreprise avant d’arriver chez WeWork. Ils ont cru à tout ça sans discuter : c’était une secte », admet un ancien dirigeant.

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