Un article de jeuneafrique.com (Copyrights) : « Ancien ambassadeur d’Israël à Paris et à l’ONU, Yehuda Lancry, ce diplomate natif de Bejaâd au Maroc, incarne la relation particulière qui lie le royaume à la communauté juive.
Yehuda Lancry fait partie du million de juifs d’origine marocaine vivant en Israël. Une diaspora qui a joué un rôle important dans le récent rapprochement entre le Maroc et Israël annoncé par le président américain sortant Donald Trump et le cabinet royal le 10 décembre dernier.
Ex vice-président de la Knesset, cet ancien ambassadeur d’Israël à Paris et à l’ONU compte sans doute parmi les artisans de ce rapprochement. Un rôle sur lequel il ne souhaite pas s’étendre, par respect des us et coutumes de la diplomatie. Mais au bout du téléphone, celui qui a été consacré en 2008 officier de l’Ordre du Trône par le roi Mohammed VI ne cache pas sa joie devant cette nouvelle, qui ne semble pas le surprendre.
« Du fait de mes origines marocaines, évidemment, je ne peux que me réjouir de cet événement considérable, même si les liens entre les deux pays n’ont jamais été rompus totalement », lance, dans une darija parfaite, ce natif de Bejaâd. « Avec cette annonce, Donald Trump achève son mandat sur un acte fort, un baroud d’honneur en quelque sorte… », s’amuse-t-il.
Au-delà d’un « retour à la normale », comme il le qualifie, cette reprise officielle des relations entre les deux pays devrait à ses yeux servir la paix au Moyen Orient. « Ma joie ne sera complète que lorsqu’une solution pour une paix durable sera trouvée, pour qu’une cohabitation en toute quiétude entre Palestiniens et Israéliens soit possible, insiste le diplomate. Et cela passera par le Maroc qui va désormais pouvoir agir de l’intérieur, et actionner des leviers en faveur de la paix. Avec ce rapprochement facilité par les États-Unis, les Américains ajoutent de la paix à la paix… car ils savent que le Maroc a des connaissances séculaires inouïes en matière de savoir-faire relationnel entre juifs et musulmans. »
Le Maroc, un promoteur de paix
« La reprise des relations avec Israël restitue le Maroc dans son rôle de promoteur de paix », veut croire Yehuda Lancry, qui qualifie la décision du roi Mohammed VI « d’historique », s’inscrivant dans la lignée des actions de son père Hassan II, et de son grand-père Mohammed V, dont le diplomate conserve les portraits chez lui, « comme beaucoup de juifs d’origine marocaine, même ceux nés en Israël », précise-t-il.
« Les Marocains juifs n’oublieront jamais que Mohammed V a tenu tête au gouvernement de Vichy durant la Deuxième Guerre mondiale. Alors que le pays était sous protectorat français, il a refusé de les livrer, déclarant qu’au Maroc, il n’y a pas de citoyens juifs ou de citoyens musulmans, il n’y a que des Marocains… », martèle l’homme qui a passé son enfance et son adolescence entre Bejaâd où il est né, et Casablanca où il a effectué sa scolarité secondaire au lycée Maïmonide – institution de l’alliance israélite universelle située rue de l’Indochine, dans le quartier Bourgogne-Ziraoui.
« Ces années sont inscrites dans ma mémoire comme de très belles années. Avec ma famille, nous menions une vie simple mais heureuse. La séparation avec notre terre natale et nos amis a été un déchirement, je me rappelle encore des larmes de ma mère ce 28 décembre 1964 où nous sommes partis pour Israël », se souvient celui qui garde jusqu’à aujourd’hui le livret de famille marocain de ses parents et sa carte d’identité nationale marquée du sceau du royaume chérifien.
Au-delà de l’aspect émotionnel, l’ambassadeur veut voir dans cette expérience marocaine une leçon édifiante : il n’y a pas de fatalité à l’hostilité entre juifs et musulmans. « La paix entre musulmans et juifs, je l’ai vécue dans ma chair. Grandir au Maroc a forgé mon regard, a permis un autre rapport à l’Autre. Cela a conditionné, non seulement ma personnalité, mais aussi mon action de diplomate. Dans les moments de tensions les plus ardus, je me raccroche à ce souvenir, cette expérience positive de vivre-ensemble entre Arabes et Juifs », clame-t-il, convaincu que « le modèle marocain de tolérance » est transposable au Moyen-Orient.
« Un juif d’Irak n’a pas le même rapport d’ouverture aux musulmans qu’un juif marocain. Et c’est la même chose pour tous les juifs venus d’autres pays, notamment arabes, où ils ont pu subir des injustices voire des persécutions…», insiste ce fervent croyant, qui continue de se rendre régulièrement au Maroc — comme les 70 000 israéliens qui viennent tous les ans au royaume — pour revoir ses amis d’enfance ou pour se recueillir sur les tombes de ses aïeux, notamment son grand-père Baba Heddou, dont il porte le prénom et qui compte parmi les saints de Bejaâd.
Bejaâd, terre de savoir et de spiritualité
De toute évidence, le diplomate israélien a le Maroc dans la peau. Né à Bejaâd en 1947 dans une famille modeste, d’un père artisan – Imran – et d’une mère couturière – Rahma –, Yehuda Lancry a eu une enfance heureuse, jalonnée d’amitiés fortes avec des voisins ou camarades musulmans qui deviendront plus tard des figures-clefs de la vie politique au Maroc.
Ville de Chorfas (descendants du prophète Mohammed), où est notamment enterré Sidi Bouabid Cherki (un saint du XVe siècle, fondateur de la zaouïa éponyme), Bejaâd a donné au Maroc plusieurs hommes de pouvoir. Les Cherkaoui, Mansouri et autres Malki… celui qui est devenu un des piliers de la diplomatie israélienne les a tous connus ou presque. Notamment à travers sa sœur, sage-femme de métier, qui a donné naissance à… 183 Boujadis, dont trois dans la seule famille Cherkaoui – lignée dont sont issus notamment Moulay Taieb Cherkaoui, ministre de l’Intérieur sous le gouvernement d’Abbas El Fassi, Mohamed Cherkaoui, plusieurs fois ministre dans les années 1960, ex-ambassadeur du Maroc en France, et marié à Lalla Malika, sœur du défunt roi Hassan II.
Mais c’est probablement son histoire avec les Mansouri, dont est issu l’actuel patron de la DGED (Direction générale des études et de la documentation, les services de renseignements et de contre-espionnage), Yassine Mansouri, qui est la plus marquante. Dans leur jeunesse, Abdelghani Mansouri (grand frère de Yassine Mansouri) et Yehuda Lancry étaient inséparables. Tous deux mordus de football – Lancry est un supporter du Raja de Casablanca –, ils y jouaient à n’en plus finir, jusqu’à la nuit tombée. Avec d’autres enfants de Bejaâd, et tout particulièrement Mustapha Lemlieh, à l’époque pompiste à la station d’essence de la place centrale, avec lequel le futur diplomate aimait parler des différentes tactiques de jeu et commenter les résultats des équipes – locales comme internationales – en épluchant les pages sport des journaux de l’époque, du Petit marocain à La Nation en passant par La Vigie. Même lorsque le jeune Yehuda s’installe à Casablanca pour poursuivre ses études secondaires à l’Alliance israélite, il continuera de revenir à Bejaâd pendant les vacances scolaires, retrouver ses amis Abdelghani et Mustapha.
Mais la bande d’amis se perd de vue lorsque la famille Lancry part vivre en Israël en 1964… jusqu’au jour où le diplomate fait une apparition dans les années 1990 dans l’émission télé de l’artiste-peintre Mehdi Qotbi sur la chaine marocaine 2M, « Cartes sur Table ». « À la suite de cette émission, Abdelghani (Mansouri) m’a écrit. J’étais alors ambassadeur d’Israël à Paris. Depuis nous n’avons jamais cessé de correspondre. À sa mort, son frère Yassine, qui est plus jeune que nous d’une quinzaine d’années, a retrouvé ces lettres, qui témoignaient de l’amitié très forte qui me liait à Abdelghani. Lors d’une visite du roi Mohammed VI à New York à l’occasion d’une conférence à l’ONU en septembre 2000, il est venu à ma rencontre, par l’entremise de l’ancien ministre du Tourisme marocain Serge Berdugo », raconte Yehuda Lancry. « Nous étions si heureux, moi de sentir un peu de ma terre natale et de mon ami d’enfance, lui, probablement, de retrouver une part de son grand frère disparu en moi… que nous sommes littéralement tombés dans les bras l’un de l’autre. »
Relations d’amitié et d’affection
Depuis, la relation n’a fait que se renforcer : « Malgré les responsabilités de chacun de nous, on prend toujours le temps de s’appeler, de prendre des nouvelles. » Une proximité telle que lorsque que le diplomate israélien a été fait à l’été 2008 Officier dans l’Ordre du Trône par le roi Mohammed VI, dans les salons de la capitale d’aucuns ont soutenu que son nom aurait été glissé par Yassine Mansouri — par ailleurs ancien camarade du souverain au collège royal — dans la liste des candidats… Une rumeur à laquelle cet ex-député du Likoud refuse de répondre, arguant qu’« avec Yassine Mansouri, il s’agit d’abord d’une relation d’amitié et d’affection ».
« J’étais très ému et très honoré par ce geste de Sa Majesté. En marchant vers lui, ce 30 juillet 2008 au Palais royal de Fès, j’ai bien sûr récité la bénédiction dédiée aux monarques… Et bien que le moment soit bref, il a pris la peine d’avoir quelques mots pour moi, notamment au sujet de ma ville natale Bejaâd ».
Au cours de sa carrière de diplomate, Lancry s’est lié d’amitié avec plusieurs de ses confrères marocains. « J’ai pris plaisir à travailler, en France comme à l’ONU ou lors de la préparation des accords de Camp David, avec les représentants de la diplomatie marocaine. Le Maroc est une grande école dans l’enseignement de la paix », souligne l’ex-ambassadeur d’Israël à l’ONU.
« Que ce soit avec Mohamed Berrada, ancien ambassadeur du Maroc à Paris, avec Mohamed Benaissa (ex-ministre des Affaires étrangères), avec Mokhtar Lamani (diplomate au sein de l’Organisation de la conférence islamique (OCI) puis au sein de la Ligue arabe), avec Mohamed Bennouna (ex-ambassadeur du Maroc à l’Onu, juge à la Cour internationale de justice) ou avec Ahmed Senoussi (ex-ambassadeur et représentant permanent du royaume auprès de l’ONU), j’ai eu des relations très cordiales. Ce sont des diplomates d’une grande finesse, que j’appréciais de retrouver pour déjeuner près du siège des Nations unies. On avait alors de longues discussions, le plus souvent en arabe ou en français, dans le respect et la bonne humeur. L’action de l’actuel ministre des Affaires étrangères Nasser Bourita s’inscrit dans cet héritage. »
« Les Israéliens sont nos cousins »
Dans ses « Mémoires d’un ambassadeur – Le Messager meurtri » (éd. Albin Michel), Yehuda Lancry écrit à propos des relations avec ses confrères marocains : « Au lendemain de la session d’urgence du 20 octobre 2000 (au tout début de la seconde Intifada, NDLR), je retrouve Ahmed Senoussi (ambassadeur du Maroc à l’ONU) auquel j’exprime mon affectueuse admiration pour sa magistrale prestation au contenu si audacieux dans ce qu’elle avait de distinct et d’original. « Sa Majesté Hassan II tient toujours à ce que, même dans l’adversité, la courtoisie et le respect prédominent, me répond Senoussi. Ensuite, ajoute-t-il, lorsque j’ai consulté Sa Majesté en vue de la session d’urgence, elle m’a solennellement signifié : Senoussi, n’oublie jamais que les Israéliens sont nos cousins. » »
Preuve, s’il en faut, que même lorsque les relations officielles cessent, les échanges et l’amitié perdurent. Yehuda, comme nous le soutient un connaisseur des arcanes diplomatiques marocaines, a été même « un des grands défenseurs de la cause marocaine du Sahara, notamment lorsqu’il était représentant permanent d’Israël à l’Assemblée générale des Nations unies. C’est sans doute pour cette raison que le roi Mohammed VI l’a décoré de l’Ordre du Trône ». Un rôle sur lequel le diplomate israélien ne souhaite pas s’exprimer… Il concède néanmoins qu’il est convaincu de la marocanité du Sahara et que lui, comme tous les juifs marocains d’Israël, sont attachés à la marocanité de cette région. « Je suis très content de cette reconnaissance par les États-Unis de la souveraineté du royaume sur le Sahara. C’est une cause que j’ai toujours soutenue affectivement, je suis sur ce sujet 100% marocain. Le Maroc a des droits historiques sur cette région », affirme Yehuda Lancry.
Celui qui a été maire de Shlomi, en Haute Galilée, de 1983 à 1992, précise d’ailleurs que « la communauté juive marocaine qui vit en Israël s’est engagée pendant le mois de novembre pour la campagne en faveur du Sahara marocain. À Ashdod, il y a même eu une manifestation de soutien où les Marocains ont chanté le slogan Dieu, la patrie et le roi. »
« Le modèle marocain est singulier dans le monde arabe, reprend-il. C’est le seul pays où la composante hébraïque est inscrite dans la Constitution, où le roi finance des projets de restauration des cimetières juifs, de rénovation des Mellahs et de réaménagement des sites religieux juifs, où l’histoire juive est enseignée à l’école… À travers ces actions, le monarque envoie des signaux forts à la population. »
« Tout cela nous montre, et montre au monde, que juifs et musulmans peuvent vivre en paix. Et que rien n’est impossible. Cette réactualisation des relations maroco-israéliennes représente en cela un immense espoir pour la résolution de cette question », conclut le diplomate, en rappelant une phrase du roi Hassan II, prononcée le 3 mai 1999 à Marrakech devant une délégation de ministres et parlementaires israéliens : « Nous n’avons pas besoin de renforcer le quotidien judéo-musulman au Maroc, il existe déjà. Ce que nous voulons c’est que cette proximité puisse être vécue entre Israéliens, Palestiniens et leurs voisins du monde arabe. »
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