Chronique. Vive le coronavirus ! Dans la Silicon Valley, on n’en est pas là, mais si les géants des technologies voulaient se refaire une vertu, ils ne s’y prendraient pas autrement. Oubliées les réticences à censurer les contenus haineux au nom de la liberté d’expression, à refuser de soumettre au fact-checking les publicités mensongères des partisans de Donald Trump. Le coronavirus est une affaire de salut public. Il n’y a qu’un « bon » côté, non politique: celui de la prévention et de la protection des populations.
Avec une célérité exceptionnelle, Facebook a interdit les publicités proposant des masques de protection ou des recettes miracles contre le virus. Idem pour les messages des groupes complotistes attribuant l’épidémie à une constellation d’ennemis (la Chine, les démocrates, Big Pharma: l’industrie pharmaceutique). Mark Zuckerberg a offert à l’Organisation mondiale de la santé un nombre illimité de publicités gratuites sur le réseau social. Twitter et YouTube renvoient aux Centers for Disease Control, l’autorité de santé américaine, dès qu’un usager cherche le mot « coronavirus ».
« Les inventeurs du tout-viral ont anticipé l’époque du virus »
Plus largement, la technologie peut se flatter d’une contribution qui tombe à pic. Grâce aux outils qu’elle a donnés au monde, plus besoin de se déplacer. Tout ou presque peut s’effectuer à distance : s’éduquer, travailler, échanger, consommer. En fait, cela fait des années que la tech prépare la société à sa « mise en quarantaine », écrit dans la revue The Atlantic le game designer Ian Bogost. Les inventeurs du tout-viral ont anticipé l’époque du virus, en quelque sorte.
Inégalités et « techlash »
L’épidémie va peut-être aussi pousser la Silicon Valley à corriger les injustices entre les seigneurs du logiciel et les petites mains qui font fonctionner l’économie des plates-formes : livreurs, chauffeurs, cuisiniers, manutentionnaires. Si le virus se propage, il faudra bien, pour alimenter les intellectuels du télétravail, que les soutiers payés à la tâche se risquent dans le monde réel où rôde la contagion. D’ores et déjà, Uber, DoorDash et Instacart ont annoncé la mise en place d’un fonds d’indemnisation pour leurs intermittents. Microsoft, Facebook, Google et Twitter ont promis la lune : des congés maladie payés !
Et le coronavirus survient justement à un moment où la Silicon Valley a des états d’âme. Le merveilleux engin de croissance est en surchauffe, si on en croit le rapport annuel « State of The Valley », présenté à San Jose par Russell Hancock, le directeur du cercle de réflexion Joint Venture Silicon Valley. Certes, le document met en avant la prospérité extraordinaire de cette étroite bande de terre qui s’étend sur 80 kilomètres au sud de San Francisco : neuf ans de croissance ininterrompue, 29 000 emplois créés en un an, 821 000 en dix ans – l’équivalent de la ville de San Francisco –, 41 milliards de dollars investis en capital-risque, 18 000 brevets déposés, 44 nouvelles « licornes » (compagnies valorisées à plus de 1 milliard de dollars), 126 000 millionnaires, 5 000 nouvelles chambres d’hôtel. « Il n’y a pas un endroit sur la planète avec des chiffres pareils, a affirmé M. Hancock. C’est Florence à l’époque de la Renaissance. »
Mais le rapport fait aussi état du sentiment que le monde ne tourne pas rond. Quelque 13 % de la population dispose de 75 % des richesses : les inégalités n’ont « jamais été aussi prononcées ». La pénurie de logements ronge la prospérité comme un cancer. Pour cinq nouveaux emplois, il ne se construit qu’un logement. On dénombre dans la Vallée 100 000 « méga-commuters », ces employés qui font plus de 3 heures de transport par jour pour aller travailler. En dix ans, le taux de mortalité par hypertension y a augmenté de 270 %… A quoi s’ajoute le « techlash », le retour de bâton contre les plates-formes, accusées de mettre en danger la démocratie. Florence se sent « assiégée », a dit Russell Hancock. A l’épreuve du virus, la Silicon Valley espère se rattraper. (Source : Le Monde)
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