Une photo où Alber Elbaz montre un dé à coudre et qui appartenait autrefois à une survivante de la Shoah a été exposée dans la presse israélienne (Times of Israël). l’article signale qu’il gardait, avait-il dit, toujours avec lui ce dé remis par la fille de son possesseur.
Times of Israel : « Le créateur de mode israélo-américain Alber Elbaz a montré un dé à coudre qui appartenait autrefois à une survivante de la Shoah et lui a été donné par la fille de la femme alors qu’il prononce son discours, après avoir reçu le grade d’Officier de la Légion d’Honneur au ministère de la Culture à Paris, lundi 3 octobre 2016. Elbaz a déclaré qu’il gardait toujours le dé avec lui. »
Ce dé à coudre est-il entré en possession de sa famille qui a hérité de ses biens? Nul ne le sait…
Dans Paris-Match : « Le créateur de mode Alber Elbaz est décédé des suites de la Covid-19. Paris Match l’avait rencontré dans son atelier parisien alors qu’il venait de lancer AZ Factory, une façon inédite de penser le luxe. Il nous avait alors ouvert les portes de sa maison « réversible », atelier de couture sur l’endroit, start-up sur l’envers. Voici l’intégralité de ce reportage publié dans le numéro 3755.
Un écrin de verre et de métal signé Jean Nouvel. Mille mètres carrés baignés de lumière, au troisième étage de la Fondation Cartier, traversés par les incessantes allées et venues des développeurs informaticiens, ordi portable greffé à la main, et des stylistes, aiguille à coudre à la bouche. Nous sommes dans le quartier général du couturier Alber Elbaz : AZ Factory, la première maison de mode de luxe 100 % digitale, uniquement tournée vers le e-commerce. Le groupe Richemont, numéro 2 mondial du luxe, participe au financement du projet. Un partenaire et complice idéal pour le « startuper » Elbaz. Les ventes du luxe en ligne ont augmenté de 50 % en 2020 et, sur le Web, les alliances stratégiques du géant Richemont avec les leaders du commerce des accessoires et de la mode sont prometteuses : Yoox, Net-a-porter, Farftech et le titanesque chinois Alibaba qui, en 2020, frôlait le milliard de clients !
Fini, les boutiques fastueuses, vive les outils virtuels dédiés à la communauté « Alber & Friends » et les conversations privées avec ses VIC (« very important clientes »). Dans la « fashiontech » AZ Factory, le rythme des machines à coudre se mêle aux clics des claviers Apple tandis que, dans l’allée centrale qui dessert l’atelier de couture et les bureaux à l’équipement technologique dernier cri, Hana, belle comme une héroïne de manga, jupe rouge bordée de dentelle, arbore un tee-shirt trop large « everything is recorded » – « tout est enregistré ». Allusion à l’« espionnite » du monde numérique. Voilà qui est clair. Plus loin, un styliste, son coussin à aiguilles au poignet, scrute sur l’écran de son ordinateur les programmes codés des « tissus moléculaires » – des matières en viscose et Lycra à haute tension – certifiés recyclés et sans produits chimiques, créés tout spécialement pour Alber Elbaz. Chez AZ, la « gen Z » – comprenez la génération née avec les réseaux sociaux – parle toutes les langues. L’anglais coupé de français et mélangé à de l’espagnol et le langage des savoir-faire de la couture, augmentés des locutions de l’ère de l’intelligence artificielle. Algorithmes adaptatifs, reconnaissance visuelle, inférences, showrooms digitaux et avatars forment le jargon créatif de la « start-up » Elbaz.
À bientôt 60 ans, quand d’autres au même âge tirent leur révérence, le créateur blond peroxydé, qui compare le bouleversement d’Internet dans la mode à l’invention de la roue, monte sa boîte et secoue la Toile. Il revendique l’apaisement, une entreprise à taille humaine, et ne veut ni copier ni écraser les autres. Une mode « démocratique » pour tous les âges, tous les corps. À des « prix exclusifs », à partir de 210 euros. Elbaz pense d’abord aux femmes. Avant, il en convient, il les oubliait au profit du défilé ou de la photogénie d’une silhouette : « Pour être habillée comme une femme accomplie, il fallait se monter sur talons aiguilles, courir dans les avions et avoir les cheveux lisses. Des habits beaux et confortables, voilà la définition de la modernité en 2021 ! » Il rêve d’échanges et de sentiments. « On vit dans un monde trop plein de “like”, sans assez de “love”. » Sa ligne « That is Hugging You » (« Ça vous prend dans les bras ») et ses robes en jersey Anatoknit, aux tensions intelligentes, enserrent les hanches, marquent la taille et dégagent le buste. « Je soutiens le ventre mais je libère le cœur ! » Une résurrection pour le prodige des drapés de satin duchesse, après un départ traumatisant, en octobre 2015, de la maison Lanvin, la plus ancienne griffe de mode française encore en activité. Alber Elbaz avait su la hisser au firmament, pendant ses quatorze années de flamboyance et d’ovations. On avait fini par les confondre. Alber et Lanvin, Lanvin et Elbaz ne faisaient plus qu’un. Certaines fins de contrat sont plus dures que d’autres. De son propre aveu, il est devenu « un Charlie Chaplin pleurant sous la pluie pour cacher ses larmes », saisi par l’humiliation : « Sortir comme ça… Quelle blessure ! Cette maison, je n’arrive toujours pas à en prononcer le nom… Ce fut une déchirure. Monter peut être facile. C’est rester en équilibre au sommet qui est difficile. » Une épreuve qu’il traverse pour la seconde fois de sa carrière (en 2000, il avait rompu brutalement avec la maison Yves Saint Laurent) et qui le mène à nouveau au vide, à la dépression.
S’ensuivent cinq années de silence, d’errance, à parcourir le monde, à être nulle part et partout à la fois. Le plus compliqué fut d’imaginer l’avenir. Refaire sa vie au bord de la mer ? De ses propres mots de conteur facétieux, il n’aime pas le soleil ardent et le sable le gratte. « J’ai eu besoin de retomber amoureux de la mode. Aujourd’hui, il faut des stylistes de 17 ans et des P-DG de 20 ans… J’ai voulu comprendre la génération Z. »
La mode c’est comme le poulet roti
Dès lors, Elbaz change ses perspectives, voyage en Corée, en Europe, aux États-Unis, enseigne la mode, donne des conférences, rencontre des ingénieurs, des techniciens du vêtement. Plus que tout, il cherche à connaître cette jeunesse surinformée qui ne se jette plus sur les pizzas, comme lui au même âge, mais dîne sainement et entend préserver la planète. Le déclic survient. En 2018, A Palo Alto, au cœur de la Silicon Valley, le styliste, empoté du numérique – il n’a une adresse électronique que depuis 2015 – apprend le vocabulaire libre des réseaux sociaux : « Les ingénieurs sont les designers d’aujourd’hui, ils incarnent le nouveau monde ! » Fasciné par la technologie, le créateur esquisse les contours de sa future AZ Factory. Tout s’accélère. Le groupe suisse Richemont, qui le finance, ambitionne une révolution à 360 degrés : créer la plus grande et désirable marque de luxe vendue sur les plateformes digitales. Alber Elbaz, avec l’humilité de l’artiste devant la toile blanche, recommence de zéro, sans ego, sans muse. « On ne peut pas rester figé dans nos héritages de savoir-faire. On peut jouer du heavy metal et garder Mozart. » Le 9 janvier, lorsqu’il nous reçoit à la veille du lancement en ligne de sa marque, le « jeune créateur » ne cache pas sa peur mais demeure optimiste. « La mode, c’est comme le poulet rôti. Il ne faut pas se demander comment l’attaquer quand on le mange. Ça doit être simple, bien fait, avec beaucoup d’amour. »
Derrière les parois sanitaires translucides dressées sur son bureau, il promène son allure bonhomme et bienveillante, qu’il dissimule grâce à des artifices de clown. Il ne déteste rien tant que se faire tirer le portrait mais se prête exceptionnellement au jeu de notre séance photo. En surpoids, doublement masqué, la peur au ventre d’attraper cette saleté de Covid, il raconte, amusé, qu’il vérifie toutes les deux heures dans la cuisine si son goût ne l’a pas quitté. « Je dois maigrir, mais je suis gourmand et les discussions autour d’une table réchauffent mon cœur. » Hypocondriaque depuis l’enfance, il se résume ainsi : « Juif du Maroc, Israélien oversized, non photogénique. »
Né à Casablanca, Alber Elbaz a passé sa jeunesse dans la banlieue de Tel-Aviv. Son père, coiffeur, décède quand il est petit. Sa mère, peintre, travaille dans un restaurant pour élever ses cinq enfants. L’expérience de la pauvreté constitue une part de son héritage. « Je ne viens pas de Suisse ; ma mère, Allegria, n’était pas habillée en Dior… Je menais une vie simple en Israël, pleine de chaleur, de joie et de valeurs. On n’avait pas grand-chose, mais cela nous suffisait. » À 5 ans, le gamin Elbaz dessine déjà des robes pour des reines imaginaires. Des collections complètes pour les femmes qui le font rêver. Une façon de s’évader. Dans son quartier, les voisins lui prédisent un avenir de couturier… à Paris. Albert, amputera son prénom du « t » : dans la tradition hébraïque, modifier son nom, c’est vouloir changer de destinée. « À l’école, j’avais deux cartables. Un pour mes livres et mes cahiers, l’autre bourré de papiers et de crayons de couleur. » On les retrouve par centaines sur la table de travail de son usine à rêves. »