Un article de Jacques Benillouche pour Slate (Copyrights). La Loi fondamentale controversée mais votée ratifie constitutionnellement le caractère juif de l’État hébreu et fait passer la langue arabe de langue officielle à langue «à statut spécial». Elle inquiète les minorités en Israël, qui constituent 20% de la population, et en particulier la minorité druze totalement dévouée à l’État d’Israël puisqu’elle a participé à la guerre d’indépendance. La loi entérine en fait un processus enclenché il y a plus de vingt ans qui a réduit progressivement la présence de la langue arabe dans l’espace public.
L’État avait pourtant compris l’importance politique de l’usage de cette langue, même si les Arabes eux-mêmes s’en détachaient. C’est pourquoi, depuis la rentrée scolaire de 2011, les cours d’arabe, obligatoires, ont été imposés dès la sixième classe du primaire. Cependant, l’Éducation nationale a décidé que l’arabe ne figurait plus dans les programmes du second degré, sauf en option. Cette langue, considérée comme langue de la religion ou «du petit peuple», a été abandonnée au profit de l’hébreu et de l’anglais. L’arabe littéral n’est plus que la langue de la littérature, de l’administration et de la religion.
L’hébreu nécessaire pour gravir l’échelle sociale
Certains signes ne trompent pas. Les panneaux indicateurs et les enseignes des magasins des quartiers arabes de Jaffa ou de Nazareth ont volontairement perdu l’alphabet arabe. La signalisation routière est purement en hébreu dans les nouveaux tronçons. Les villages de Galilée, à majorité arabe, ont décidé d’utiliser l’hébreu pour attirer de nouveaux clients. Les commerces arabes de mode utilisent l’hébreu mais aussi l’anglais, voire le français pour faire branché. Une raison à cela, la clientèle juive, attirée par des prix compétitifs, n’hésite plus à se rendre dans ces villages qu’elle ne traversait jamais auparavant.
Les différents opérateurs téléphoniques ont supprimé les messages vocaux en arabe au profit du russe. L’arabe est progressivement renvoyé au statut de langue étrangère. Le paradoxe est que de plus en plus d’Israéliens et d’Israéliennes se mettent à l’arabe parce qu’ils et elles estiment que cette langue peut leur servir dans les contacts avec les pays voisins modérés. La mairie de Jérusalem propose d’ailleurs des cours chaque année pour apprendre l’arabe et l’hébreu, mais aussi l’espagnol, l’italien et le yiddish.
La déperdition de la langue arabe, lente et progressive, s’explique d’une part parce qu’elle est moins enseignée dans les écoles d’État, et d’autre part parce que le personnel éducatif est mal formé et peu pédagogue dans les écoles arabes primaires et secondaires. Les enseignants et enseignantes sont conscientes de leur échec mais le justifient parce que tout l’environnement est à présent en hébreu. Pour la population arabe, sa langue est devenue synonyme de régression, voire d’anachronisme dans un monde moderne occidentalisé. Alors volontairement, en dehors de leur village, les Arabes veulent se mêler aux Juifs dans les cafés, les restaurants et les salles de spectacle. D’ailleurs la Marina d’Herzliya et les centres commerciaux changent de visage le week-end avec l’afflux d’Arabes qui savent qu’ils ne seront compris qu’en hébreu.
Cette communauté a surtout compris que l’ascenseur social passe par les études universitaires qui ne sont dispensées qu’en hébreu et en anglais. La discrimination positive impose 20% d’Arabes dans les études médicales et au Technion, l’école de l’excellence. Les futures et futurs diplômés, après leurs études, s’installent dans toutes les grandes villes où l’arabe est peu parlé alors qu’auparavant ils et elles retournaient dans leur village.
Ces étudiants et étudiantes ont aussi la possibilité d’être admises dans le complexe universitaire palestinien de Bir Zeit, en Cisjordanie, mais qui forme peu sur les matières scientifiques et de haute technologie. Les Arabes choisissent ainsi les universités en Israël où elles et ils étaient 47.000 inscrits en 2017, soit 15% de l’effectif total. La société arabe a évolué car ses membres ne veulent plus être de la main d’œuvre bon marché, accomplissant les tâches ardues refusées par les Juifs. Depuis qu’elles et ils ont appris l’hébreu, les Arabes sont nombreux dans les grandes villes d’Israël où elles et ils étaient pratiquement invisibles. Elles et ils ont commencé timidement dans les supermarchés après avoir constaté que la population était très respectueuse de leurs traditions religieuses.
Le problème du voile n’a jamais fait débat en Israël car la liberté religieuse est un fait. Ainsi, il est courant de voir des pharmaciennes ou des caissières avec leur voile sans choquer personne. Par manque de main d’œuvre, la population arabe s’est adaptée depuis qu’elle a dû remplacer les Russes qui ont pris leur envol. Devant ce spectacle de consensus qui ne fait aucun doute, les Israéliens et Israéliennes souffrent quand on les accuse d’apartheid parce que le monde du travail est ouvert à tout le monde –à l’exception, certes, des postes sensibles sécuritaires.
La langue arabe se perd bien que deux sortes d’écoles existent en Israël. L’école arabe avec l’arabe comme langue d’instruction exclusive et l’école laïque avec l’hébreu comme base. Le repos hebdomadaire est le vendredi pour les unes et le samedi pour les autres. Jusqu’alors, la séparation était ethnique et confessionnelle, avec 80% de juifs et juives de différents pays et de différentes cultures face à la minorité arabe comprenant 16% de musulmans et musulmanes, 1,6% de druzes et 2,4% de chrétiens et chrétiennes qui parlent tous et toutes l’arabe.
Cependant, l’école publique en secteur arabe est étroitement contrôlée par le ministère avec comme conséquence des commissions pédagogiques composées majoritairement de Juifs. Il existe des inégalités entre secteurs juif et arabe car ils ne disposent pas des mêmes moyens ni de la même formation de professeurs et professeures, entraînant automatiquement un faible taux de réussite au bac. Cela a donc poussé de nombreux et nombreuses Arabes à quitter leur environnement pour fréquenter les écoles publiques laïques où la langue arabe ne figure qu’en seconde langue étrangère. Alors on souligne un paradoxe: contrairement aux élèves juifs et juives qui ignorent tout de l’islam comme fait religieux, les élèves arabes acquièrent quelques notions de judaïsme dans le cadre de leur apprentissage de la langue et de la culture hébraïques.
La nécessité de maîtriser l’anglais et l’hébreu devenait impérative pour convaincre les investisseurs, au détriment de la langue arabe réduite aux conversations familiales, et encore…
Les parents arabes dans les villes mixtes –Haïfa, Nazareth, Jaffa– ciblent l’excellence scolaire pour leurs enfants et la réussite professionnelle pour une meilleure intégration sociale. Ils ne veulent pas que leurs enfants ratent l’ère de la haute technologie. Ils ont donc opéré une mutation vers l’hébreu pour voir les portes des start-ups s’ouvrir à eux. Leur modèle arabe était périmé car les pays voisins n’ont pas investi dans la nouvelle technologie. Le retard est presque impossible à rattraper. Alors les Arabes israéliens et israéliennes se sont tournées vers la meilleure école d’ingénieurs et d’ingénieures, le Technion, pour rejoindre l’élite israélienne à la sortie. Ils et elles ont même créé leurs propres entités industrielles: Optima Design Automation, Naztech, le premier accélérateur technologique consacré aux entrepreneurs et entrepreneures arabes israéliennes grâce aux fonds gouvernementaux pour le développement des minorités.
La haute technologie a fait la réussite d’Israël et 20% de la population n’ont pas voulu en être exclus. Elle s’est hébraïsée, rendant possible l’intégration de diplômés et diplômées arabes dans l’informatique. La nécessité de maîtriser l’anglais et l’hébreu devenait impérative pour convaincre les investisseurs, au détriment de la langue arabe réduite aux conversations familiales, et encore… Des jeunes, qui ne veulent plus détonner, finissent par parler entre eux et elles l’hébreu, pour casser progressivement leur accent qui les fait trop remarquer.
Les médias, seul domaine où l’arabe résiste
L’Autorité palestinienne s’inquiète sérieusement de l’hébraïsation de sa population car elle perd ses intellectuels et intellectuelles au profit d’un pays qu’elle combat. En abandonnant leur langue, les Arabes perdent, selon les Palestiniens, leur identité; et ils et elles risquent, pour des raisons matérielles et de meilleures conditions de vie, de se rapprocher des Juifs. D’ailleurs il est courant de voir des familles arabes aisées –de médecins, pharmaciens et pharmaciennes, industriels et industrielles– s’installer dans les nouveaux quartiers huppés du nord de Tel-Aviv. Certes, les nationalistes juifs et juives ont senti le danger et ont voulu voter une loi pour interdire la mixité dans certaines villes si le conseil municipal le décidait. Mais la loi a été rejetée de justesse.
La presse palestinienne en arabe est à la traîne parce que la plupart des médias palestiniens appartiennent à des factions politiques –telles que le Hamas (journal Al Rissala) ou le Fatah– et se contentent d’être des journaux militants, donc peu crédibles. Mais c’est le seul domaine où l’arabe résiste. Les journaux israéliens font un carton en Cisjordanie car ils proposent à leurs lecteurs et lectrices des articles traduits parus dans la presse israélienne. On ignore si c’est en raison d’une ouverture d’esprit ou d’une qualité médiocre de l’information palestinienne, mais le fait est que les Arabes se reportent de plus en plus vers les journaux israéliens, plus complets et surtout plus indépendants. La publication d’articles israéliens en arabe est en croissance car les lecteurs et lectrices palestiniennes sont devenues plus exigeantes, à la recherche d’informations sur la politique intérieure ou sur les sujets tabous arabes concernant la gouvernance de leurs dirigeants.
Le théâtre arabe en Israël souffre mais ne veut pas mourir. Alors des initiatives ont été prises pour lui redonner des couleurs grâce à des compagnies mixtes. L’Arab-Hebrew Theatre est un théâtre de Jaffa formé par la réunion de la compagnie juive The Local Theatre et de la compagnie arabe Al-Saraya. Elles jouent ensemble ou séparément, créant ainsi un lieu culturel unique en Israël. Le théâtre Al-Midan, théâtre arabe de Haïfa, a été créé en 1994 sous le gouvernement de Yitzhak Rabin. Il est géré par de grands acteurs et accueille de jeunes comédiennes et comédiens sortis des écoles de théâtre. Mais devant le développement du cinéma en Israël, la plupart de ces comédiens et comédiennes arabes jouent dans des films israéliens en hébreu. La mixité est totale aussi dans ce domaine.
La langue arabe est parlée par plusieurs millions de personnes dans le monde. Elle ne risque pas de s’éteindre, même si elle est abandonnée au profit de l’hébreu en Israël.