ANNE-LAURE DONATI. « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. » Cette célèbre pensée de Pascal ne cesse au fil des siècles de nous déloger de nos occupations à nous divertir et devrait faire grincer des dents notre monde organisationnel contemporain, obsédé par l’engagement, la performance et l’occupation perpétuelle. L’ennui y est devenu l’ennemi invisible, souvent perçu comme un signe de désengagement coupable. Pourtant, réduire l’ennui à une simple absence d’activité est une erreur d’analyse fondamentale.
L’étymologie nous offre une clef de lecture précieuse : le mot « ennui » vient du latin inodiare, signifiant « être odieux » ou susciter de la haine. S’ennuyer, c’est donc d’abord éprouver une aversion pour le présent, ressentir un décalage douloureux entre nos aspirations et la réalité de l’instant.
Dans l’univers des cols blancs, cette souffrance ne naît pas seulement de la frustration entre ce qu’ils espéraient embrasser comme carrière et le réel fade du quotidien de leur travail, mais aussi, paradoxalement, de l’accélération de celui-ci. Comme le démontrent les chercheurs finlandais Harju et Hakanen dans une étude publiée en 2016 dans Personnel Review, l’ennui peut surgir au cœur même de l’agitation, lorsque le rythme effréné du travail empêche la présence psychologique et vide l’action de son sens. C’est une expérience de dysharmonie temporelle où l’individu, le collaborateur, le manager sont physiquement là, mais psychiquement ailleurs.
Faut-il pour autant éradiquer ce sentiment inconfortable à tout prix ? Rien n’est moins sûr, car l’ennui recèle quelques vertus pour qui sait l’écouter ou l’entretenir. Une recherche publiée en 2019, dans l’Academy of Management Discoveries, a mis en lumière une corrélation inattendue : l’ennui pourrait être un puissant catalyseur de créativité. En plaçant des individus dans des situations monotones, les chercheurs Park, Lim et Oh ont observé que ceux-ci performaient ensuite nettement mieux lors de tâches de génération d’idées.
La mécanique est subtile : l’ennui agit comme un signal d’alerte, indiquant que la situation actuelle n’est pas satisfaisante. Il crée un manque, une tension interne qui pousse l’individu à rechercher la variété et la nouveauté. Loin d’être une simple léthargie, l’ennui est une émotion qui pousse à sortir du statu quo pour explorer des territoires cognitifs inexplorés. Bien entendu, cela ne fonctionne que si l’individu dispose de certaines prédispositions, telles qu’une ouverture à l’expérience ou une soif d’apprendre, transformant alors ce vide en opportunité.
Une voie s’offre à nous, celle de réhabiliter l’ennui dans nos philosophies managériales. L’ennui ne doit pas être vu comme un vide à combler par le divertissement ou l’activisme, mais comme un pas vers la créativité. C’est dans cet espace ou cet intervalle d’indifférence apparente que l’esprit, cessant d’être sollicité par l’immédiat, peut enfin vagabonder et féconder l’imaginaire. Accepter l’ennui, c’est, au final, accepter le temps de jachère nécessaire à toute récolte intellectuelle future. Alain, dans Minerve ou De la sagesse, concluait : « L’ennui est une sorte de jugement d’avance ».
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