Bernard-Henri Lévy, le somnambule : Nathan Devers décrypte le nouveau livre du philosophe, «Nuit blanche»
Délaissant les guerres lointaines et les polémiques médiatiques, Bernard-Henri Lévy se dévoile dans « Nuit blanche », un livre sur l’insomnie, dont il souffre depuis des décennies. Analyse, par Nathan Devers.
Le prime abord, le début de Nuit blanche a des airs d’incipit proustien. Minuit, dans son appartement. Bernard-Henri Lévy regagne sa chambre. Il espère fermer l’œil au plus vite car il doit impérativement arriver en forme, le lendemain matin, à un rendez-vous dont le lecteur comprend qu’il sera décisif. Il a, pour ce faire, exécuté à la lettre tous les préparatifs.
Lumières éteintes, téléphone en mode avion, volume ennuyeux de Mallarmé posé sur la table de chevet, attention en veilleuse. Seul problème : contrairement au narrateur de La Recherche, Bernard-Henri Lévy ne sait pas dormir. C’est plus fort que lui. Son corps n’arrive pas à « tomber » de fatigue, réflexe dont les mécanismes se sont enrayés en lui. Son esprit se refuse à se laisser aller dans l’univers des songes. Depuis toujours, ou presque, l’insomnie est son talon d’Achille. (JDD)
LE MONDE : « Une nuit sans sommeil dans la tête d’un écrivain. Pas n’importe quelle insomnie : une farandole affolante et affolée. Pas n’importe quel auteur : « BHL ». Pour certains, ce sigle est devenu objet de tant de haine qu’ils n’ouvriront même pas le livre, le maudissant avant la première ligne. D’autres se défieront des postures qui composent, depuis des décennies, caricature et légende de Bernard-Henri Lévy. Tous ont leurs raisons, mais tous auront tort.
Nuit blanche est un texte inattendu, souvent touchant. La face cachée, intime, à vif, d’un personnage trop fabriqué pour être réel. Derrière l’image publique, un homme cesse de faire le malin, expose sa fragilité. Il ne dort pas. Depuis de très longues années, il a égaré la recette. Pour les autres, le « sommeil sûr dans un corps sain ». Pour lui, un continent perdu. Il a tout essayé, au fil des décennies, centres médicaux et cercles marginaux. Echec répété des thérapies de toutes sortes. L’écrivain a perdu le sommeil comme d’autres perdent la vue. Le jour disparu, son esprit voyage de l’autre côté du monde. « La nuit, tout prend des dimensions. » Le monde se ressent et se formule autrement ».
L’EXPRESS. Yeux écarquillés, air surpris, « BHL » ne comprend pas la question, et ça paraît sincère. Non, vraiment, pourquoi à la parution de Nuit blanche (Grasset), son dernier livre, lui reprocherait-on un quelconque snobisme ? Narrer ses insomnies et se présenter ainsi à la face du monde en perpétuel état de conscience et de cogitation, pendant que d’autres, moins tourmentés, oublient le monde le temps d’une nuit, cela n’a rien d’une crânerie.
Que ses « frères en insomnie » s’appellent Pessoa et Lautréamont – certainement pas Proust, « trop voluptueuses » ses heures sans sommeil –, ou encore Emmanuel Macron, président de la République, dont il observe, de sa fenêtre, la dernière lumière qui s’éteint, n’a rien d’une fanfaronnade. « C’est une maladie », nous coupe-t-il, sévère. Alors, ceux qui se moqueront… Il s’en fout royalement. Même s’il lira chaque ligne écrite sur lui, car « ceux qui ne lisent pas sont des mauvais guerriers ». Il lira, mais il promet qu’il n’en sera en rien entamé. Sans doute vrai, sinon se serait-il autorisé, à la fin de son ouvrage, ce qui ressemblerait presque à une provocation : « Je ne comprends pas qu’on puisse consacrer son temps à autre chose qu’à écrire (sur Lautréamont), penser (à l’Ukraine et Israël), travailler (sur Raymond Roussel ou le Maharal de Prague) » ?
Bernard-Henri Lévy a le calme des auteurs sûrs d’avoir enfanté une œuvre essentielle. Pas nécessairement pour les autres mais pour eux-mêmes. Il dit : « C’est peut-être le plus important de mes livres », il complète : « Mais, bizarrement, c’est celui dont j’attends le moins », il précise : « Je ne cherche pas à convaincre ». Et on songe qu’il y a dans ces derniers mots beaucoup de sagesse et de résilience, puisque c’est le terme à la mode. Convaincre sur l’Ukraine, convaincre sur Israël, convaincre sur la Libye, mais ne pas chercher à convaincre que lui, le philosophe à la chemise blanche malgré ses guerres, est autre chose que sa caricature publique. Raisonnable.
Depuis bien longtemps donc, il ne dort plus et cet éveil ininterrompu peuple ses nuits des figures qui comptent : ses amours, celui de sa vie, Arielle Dombasle, sa fille adorée Justine, les amis précieux… Voilà pour la joie. Puis ses morts. Voici le problème, lui suggérait le camarade Philippe Sollers, « c’est que tu en as trop vu ». Comment se laisser aller après avoir observé les charniers, les cadavres, les blessés ? Tous le persécutent, il y tient : « Défendre Israël et sa stratégie n’empêche pas d’être bouleversé par ce qui se passe à Gaza à moins d’être un barbare, une brute. » Il insiste : « Les gens pensent que je fais le malin quand je dis que j’en ai trop vu. Mais non. Pas tant que ça. […] Mais s’il y en a un qui sait, qui a vu et entendu, je crois hélas que c’est moi, et ce n’est pas évident de retrouver le sommeil après ça. » On grimace. A peine 20 pages et déjà le BHLisme point. Cette tentation toujours de se tenir au centre. Au centre de l’événement, au centre des guerres, au centre de l’image…
On poursuit notre lecture, et on croise au fil de ses nuits agitées d’autres personnages, plus intimes ceux-là. Ici le père, André Lévy, qui dort peu et surgit au milieu de la nuit pour lire les pages raturées par son fils avant que l’encre n’ait fini de sécher. Aux côtés de « ce roi secret qui régnait sur la plupart de ceux qui l’approchaient, j’ai assisté à des renversements d’ascendant avec des personnages considérables qui avaient toutes les raisons d’avoir, eux, l’ascendant, confie BHL. Je me souviens de François Mitterrand, par exemple, face à lui. En cinq minutes l’autorité s’était retournée, un phénomène chimique très étrange. » Admiration sereine pour cet homme ou angoisse narcissique de ne pas le talonner ? Bernard-Henri Lévy n’en dit rien, pas un mot, et soudain le lecteur repense avec plus de compassion au beau rôle qu’il s’est façonné.
Enfin, la mort apparaît. La sienne. « Est-ce que ne pas dormir tue ? Dieu sait si je me suis posé la question ! Mais je n’ai pas de réponse », murmure-t-il. Serait-il inquiet ? Bien sûr que non, lui qui en a tellement vécu qu’il a « tendance à se sentir hors d’atteinte ». Il relate « les risques inconsidérés » pris sur ses tournages, il espère, il réclame une mort consciente, hanté par ces gens qui rêvent de mourir dans leur sommeil. On songe : « Encore une bravade toute BHLienne. » Il clarifie : « J’aimerais habiter ma propre mort. Ne serait-ce que pour transmettre. N’est-ce pas l’un des moments où l’on a le plus à dire à ses proches ? » Alors tout s’éclaire. La cause de ses insomnies, de ce bouillonnement, de ces excès… La peur de partir sans bruit, sans trace.
Nuit blanche, par Bernard-Henri Lévy. Grasset, 190 p., 18,50 €.