Pourquoi les serveurs disent maintenant «bonne dégustation» et plus «bon appétit» au restaurant

Derrière ce choix apparemment anodin se cache un débat qui révèle de subtiles tensions entre évolutions linguistiques et volonté d’exprimer un rang social.

Traditionnellement, «bon appétit» était la formule courante pour souhaiter un «agréable repas» ou un «agréable moment». Autour des années 2010, de plus en plus de serveurs ont commencé à prononcer «bonne dégustation» en lieu et place de «bon appétit». Cette évolution touche autant à la subtilité de la langue française qu’aux codes sociaux de la restauration.

«Bon appétit» se dit, sans nécessairement être réfléchi, en guise de mot de convivialité, à l’accoutumée en début de repas. Il s’agit d’un pragmatème, c’est-à-dire une formule énoncée dans un contexte particulier, dont la composition a souvent été oubliée par le locuteur.

Le mot «appétit» tire ses origines du latin «appetitus», «désir», dérivé du verbe «appetere» qui signifie «tendre vers, désirer, convoiter». Selon le dictionnaire historique Trésor de la Langue française, si l’appétit peut se référer à différentes formes de désir, il désigne d’abord une «inclination liée à une fonction naturelle, ayant pour objet le bien-être de l’organisme».

La même source nous indique que «bon appétit» se définit comme: «Souhait que l’on adresse à quelqu’un qui mange ou va manger.» Cette expression peut donc prescrire la volonté de souhaiter à autrui de se sustenter suffisamment, de manière que la satiété advienne et que la digestion se passe bien. Elle est apparue au XVIIe siècle.

Les bonnes manières du XVIIe siècle.

L’usage de «bon appétit» semble ambivalent dès le départ. Dans le déroulement du repas, d’après les traditions qui ont forgé les arts de la table à la française au fil des siècles, la politesse veut que l’on ne porte pas de regard à la consommation des autres convives, et donc pas de jugement qui rendrait mal à l’aise.

Antoine de Courtin, dans son Nouveau traité de civilité (1622), explique également qu’il est inconvenant de parler de ses dégoûts: si un aliment qui nous répugne nous est servi, il faut discrètement le laisser dans un coin de l’assiette. Au XVIIe siècle, le corps doit être plein de réserve. Or, le lien entre l’«appétit» et les pulsions corporelles se révèle particulièrement étroit.

En 1690, le lexicographe Antoine Furetière indique que le terme «appétit» est d’abord défini par des «appétits charnels, sensuels […] une ardente passion de l’âme qui la porte à désirer quelque chose […]. En philosophie, on n’admet que deux appétits, le concupiscible, qui nous porte à souhaiter et à chercher le bien; et l’irascible, qui nous porte à craindre et à éviter le mal.» Attirer l’attention sur le corps peut être problématique. L’expression «bon appétit» semble donc, dès le départ, vouée aux gémonies.

Dire «bon appétit» serait mal élevé

Aux XIXe et XXe siècles, l’expression ne se décline pas identiquement dans tous les contextes ou rangs de la société. Dans les cercles les plus distingués, l’expression «bon appétit» est tout simplement jugée inconvenante.

Tout d’abord, «bon appétit» met en valeur les besoins premiers nous rapprochant de la condition animale, plutôt que le raffinement potentiel du repas servi. On souhaite aux convives de remplir son estomac, là où le goût devrait être source de satisfaction. Il ne devrait pas y avoir besoin d’appétit pour déguster le repas de l’hôte.

L’utilisation de «bonne dégustation» peut être perçue comme un marqueur social, indiquant un désir de sophistication.

Ensuite, il existe beaucoup de formules en «bon» (bon courage, bon voyage, bonne chance) faisant office d’encouragements. «Bon appétit» peut donner l’impression que consommer la nourriture de l’hôte relève de l’effort, ce qui risquerait de le froisser. Ainsi, au-delà des rituels de tables familiales, dans les mœurs de la «haute société» actuelle, «bon appétit» peut être inconvenant, comme l’expliquent les formations de l’école de la courtoisie et du protocole.

À l’inverse, «bonne dégustation» permettrait la verbalisation du partage avec une connotation plus raffinée. L’expression évoque une expérience gustative plus élaborée, une attention portée aux saveurs et aux arômes. Elle insiste sur le plaisir des sens, met en avant l’expérience du repas plutôt que sa finalité: arriver à satiété.

Cette formule souligne le caractère sensoriel du repas, l’importance de savourer chaque bouchée. Elle valorise des produits sous-tendant une représentation gourmande du repas. L’expression se prête mieux à une cuisine gastronomique ou à un environnement plus formel. L’utilisation de «bonne dégustation» peut être perçue comme un marqueur social, indiquant un désir de sophistication ou d’appartenance à un milieu privilégié.

Aujourd’hui, «bonne dégustation» est largement utilisé par les maîtres d’hôtel des restaurants, tout comme «je vous souhaite de passer un agréable moment», ou «bonne continuation» (qui, paradoxalement, est également synonyme d’«au revoir»). Dans le cadre privé, dire «bon appétit» reste néanmoins fréquent. Plutôt utilisé comme une formule automatique bienveillante avant un repas, il est surtout prononcé dans l’intention de souhaiter à son entourage de prendre du plaisir. Lorsqu’il est énoncé en début de repas, il sous-entend de surcroît l’autorisation de commencer à manger.

Ne plus rien dire en début de repas?

Si nous rejetions en vrac ces expressions, si nous cessions de dire «bon appétit» ou «bonne dégustation» le repas, par son contenu ou son ambiance, en serait-il plus ou moins dégradé? Dégagés de toutes ces obligations, attachées à une forme de bienséance, y aurait-il ombrage à la nature du repas? La réponse ne peut être que celle que chacun formulera personnellement par son propre paradigme du bon repas.

Si la table suit une étiquette, des rites et règles de courtoisie selon un conformisme, comme le souligne le sémiologue Jean-Jacques Boutaud, les repas restent des «formes d’organisation sociale qui préfigurent la mise en scène de soi et son déploiement imaginaire, selon ce qu’on pourrait nommer la dramaturgie du goût». Manger est un moment de partage, un lien altruiste dans un cercle des convives. Goûter réellement un plat, c’est observer l’instant, le contexte, le positionnement social et la dialectique qui y est attachée. Notre vision du repas participe à notre construction sociale et identitaire.

Ainsi, le choix entre «bon appétit» et «bonne dégustation» dépend en grande partie du contexte et de l’objectif social de celui-ci. «Bon appétit» reste une formule chaleureuse et conviviale, adaptée à un repas entre amis ou en famille. «Bonne dégustation» correspond à un cadre plus formel, pour mettre en valeur la qualité des mets et l’expérience culinaire. Le choix entre ces expressions dépend de l’effet que l’on souhaite produire, pour faire vivre «un excellent repas».

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The Conversation

Kilien Stengel est enseignant spécialiste des discours gastronomiques et alimentaires et chercheur associé à l’Université de Tours.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

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