« Facteurs de protection des enfants pendant la guerre » : une conférence de Boris Cyrulnik pour l’Université de Tel-Aviv.
Alors qu’Israël est en guerre depuis le massacre du 7 octobre par les terroristes du Hamas, l’Association française et l’Association francophone de l’Université de Tel-Aviv ont organisé une conférence exceptionnelle sur le thème fondamental des facteurs de protection des enfants pendant la guerre, par le Prof. Boris Cyrulnik, neuropsychiatre et psychanalyste, qui a développé le concept de résilience.
La conférence a été introduite par Francis Barel et Agnès Goldman et animée par le Prof. Ruth Amossy.
Francis Barel a rappelé que l’UTA et son association française sont des précurseurs sur le thème de la résilience et du traitement des traumatismes psychologiques.
L’Université de Tel-Aviv a créé un fonds d’urgence dès le 7 octobre. « En ces temps difficiles, l’université de Tel-Aviv a plus que jamais besoin de vous. Ce fonds d’urgence servira à la fois à renforcer l’Ecole de psychologie et son département d’étude des traumatismes, et à aider les soldats mobilisés au moyen de bourses ».
Boris Cyrulnik a créé à Toulon un groupe de recherche en éthologie clinique, étude biologique des comportements humain et est directeur d’un diplôme d’enseignement dans ce domaine à l’Université de Toulon. Le concept de résilience, qu’il a développé et popularisé en France, suppose que le traumatisme ne détermine pas une destinée et que la personne peut trouver en elle une force intérieure qui lui permette d’échapper à son passé et de se reconstruire, phénomène qui peut être déclenché chez les enfants. « Cette approche positive nous donne de l’espoir dans cette période traumatisante où nos enfants passent par des épreuves souvent terribles dont nous avons peur qu’elles ne les traumatisent à vie », souligne le Prof. Amossy.
« La guerre fait partie de la condition humaine, et les enfants en souffrent probablement depuis que l’être humain est sur terre », affirme Boris Cyrulnik. Selon lui, la violence a deux racines principales. La première est la carence éducative et affective, qui affecte davantage les garçons que les filles, comme il l’expliquera par la suite. Les enfants déstructurés par une telle carence sont incapables de contrôler leurs émotions et sont complètement soumis à leurs pulsions. Le conférencier précise qu’en éthologie, affectivité signifie sensorialité, et s’exprime par le regard, le toucher, et la parole, qui a selon lui une fonction bien plus affective que sémantique.
Comment pouvons-nous protéger nos enfants ?
La deuxième source de violence est le langage totalitaire. Des hommes et des femmes qui peuvent être même très cultivés mais soumis à un seul langage, le seul qui supposé dire la vérité, arrivent à détruire les autres sans aucune culpabilité, puisque pour eux il n’existe pas d’altérité. C’est, explique le conférencier, ce qu’on a vu pour le nazisme et pour tous les génocides. Le langage totalitaire est une perversion de type culturel.
La guerre, forme extrême de violence, déstructure l’environnement de l’enfant, soit par la carence éducative affective, soit par le langage totalitaire. Comment pouvons-nous donc protéger nos enfants ?
Boris Cyrulnik propose des modes d’intervention en trois volets : avant, pendant et après le traumatisme.
La guerre est une fabrique de psychopathes.
Avant, en période de paix, ou de guerre non vraiment déclarée, nous devons fournir à nos enfants des facteurs de protection. « En période de paix », explique le conférencier, « certains enfants, qui bénéficient d’une niche familiale dans un contexte culturel stable, entourés par une structure affective et verbale qui leur permet de se structurer eux-mêmes, acquièrent ces facteurs de protection. Il faut donc créer autour de nos enfants un milieu qui va les sécuriser. A l’âge de 10 mois, 70% des enfants ont acquis un attachement secure[1]. Un enfant est dit « sécurisé » lorsqu’il a auprès de lui sa figure d’attachement, statistiquement sa mère, ou bien un substitut, mais un attachement secure reste sécurisé même lorsque l’enfant est loin de sa figure d’attachement, par exemple lorsque sa mère s’en va, car cette figure reste imprégnée. Boris Cyrulnik explique : « Si l’enfant est entouré et qu’il a autour de lui plusieurs figures d’attachement il acquiert un attachement secure. Les 30% restant, qui n’avaient pas autour d’eux une niche sensorielle stable (par exemple dans le cas d’une tragédie familiale, d’une guerre, d’une précarité sociale, d’une violence conjugale etc.), acquièrent un attachement insecure, hésitant, ambivalent. Dans 5% des cas, l’attachement est désorganisé, ce sont des enfants qu’on ne comprend pas, dont on ne peut pas prévoir les réactions. Dans les pays en guerre, les proportions s’inversent et les 5% deviennent 25%. C’est-à-dire que la guerre est une fabrique de psychopathes, quelle que soit la culture ».
Selon le conférencier, ce processus est cependant « résiliable ». Un évènement, une rencontre, une institution peut permettre à un enfant insecure de rattraper et d’apprendre l’attachement secure en quelques mois. Pour les 5% d’enfants désorganisés, il faudra cependant l’intervention de professionnels.
Neurologue de formation, Boris Cyrulnik explique que tous ces phénomènes se traduisent physiquement dans le cerveau, et sont détectables au moyen de l’imagerie neuro-médicale. « Le Prof. Shaul Harel de l’Université de Tel-Aviv, spécialiste du développement neurologique, a été l’un des premiers à montrer que les bébés de femmes souffrant de syndromes psycho-traumatiques suite à des attentats présentent une dysfonction neurologique cérébrale repérable par la neuro-imagerie », raconte-t-il. « Par la suite ces enfants ne sont pas capables de freiner leurs émotions d’agression, car ils sont soumis à la pulsion qui provient de cette dysfonction cérébrale acquise provoquée par la défaillance du milieu ».
Plus on s’y prend tôt, plus la résilience neuronale est facile à déclencher.
Dès le processus de développement de l’embryon (épigènèse), un stress maternel durable causé par l’environnement modifie l’expression des gènes et provoque une atrophie de la partie de l’encéphale contrôlant les émotions comme l’agressivité et la peur (système limbique). Mais là aussi, « les travaux sur la résilience montrent que plus on réorganise tôt le milieu, plus le processus de formation des neurones (neurogenèse) redémarre facilement. Dès que la mère est sécurisée par le milieu, l’électroencéphalogramme de l’enfant redevient normal une nuit ou deux après. La résilience neuronale est donc un processus étonnamment rapide à condition qu’on s’occupe le plus tôt possible des mères et des bébés. C’est le travail de la famille, des copains, de la culture. Par contre, chez les enfants qui ont acquis cette désorganisation cérébrale, toute information devient une agression, et ils y répondent tout le temps car ils ne peuvent pas contrôler leurs émotions, leurs impulsions ».
Boris Cyrulnik ajoute que ces enfants ont également un important retard de langage. « Plus on parle au bébé, plus on sculpte la zone des sons dans le cerveau qui va devenir la zone du langage. Parler à l’enfant est une stimulation sensorielle qui sculpte son cerveau. Les bébés qui ont été entourés et à qui on a parlé auront à l’âge de trois ans un stock de 3000 à 3500 mots, alors que ceux qui ont vécus dans un milieu insécurisant ou à qui on n’a pas parlé, parce que la mère était morte, etc. ont un stock de 200 ou 300 mots ». Ces enfants, expliquent le conférencier, pourront plus difficilement établir des interactions et exprimer leurs sentiments.
« L’inégalité sociale commence dès ce moment-là. L’adaptation de ces enfants désorganisés est la violence. Mais dès que l’enfant est sécurisé par une famille d’accueil, par l’école etc., il déclenche un processus de résilience. Plus on s’y prend tôt, plus la résilience neuronale est facile à déclencher ».
Le langage totalitaire qui désigne d’où vient le mal
La désorganisation du milieu provoque donc la désorganisation cérébrale. Les enfants altérés, explique le conférencier, incapables de surmonter leurs pulsions, frappent et crient, et sont encore plus isolés parce qu’on les évite. Arrivés à l’adolescence, ils deviennent des proies pour les gourous. En effet, ces garçons rendus vulnérables par une carence affective précoce (les garçons sont huit à dix fois plus touchés que les filles, selon le conférencier) vont être galvanisés et euphorisés par le langage totalitaire, dans un contexte où ils vont enfin et se sentirent forts et entourés. Pour illustrer son propos, il donne l’exemple de Mohamed Mehra : « En France on voit que le djihadisme trouve ses racines en prison. Mohamed Mehra, par exemple, a tout raté. D’abord ses interactions précoces : il n’y avait personne autour de lui quand il était bébé, il a donc acquis un attachement désorganisé, criant quand on lui sourit, frappant quand on lui fait une offrande alimentaire ; donc pas de crèche. A l’école, il provoque tellement d’hostilité qu’il est seul et sans copains. Il fait donc partie de ces garçons errants dans la rue, ni structuré par l’école, ni par la famille, ni par le sport, ni par ce qui fait la culture. A l’adolescence il veut s’engager dans l’armée française et est réformé parce qu’il n’est pas gouvernable. Il devient délinquant, suit ses pulsions et n’arrive pas à inhiber son passage à l’acte. Mis en prison pour délinquance mineure, il y rencontre un gourou qui lui dit : « Le mal vient des Juifs, je vais te former, te donner de l’argent pour aller faire des stages ». Enfin heureux, Mehra apprend à tirer, il fait des voyages, il trouve une structure autour de lui. Il est récupéré par un langage totalitaire qui lui désigne celui d’où vient le mal : les Juifs ».
Deuxième phase : pendant le trauma. Celui-ci, explique le neurologue, constitue une plaque tournante de l’existence. Un trauma violent, explosif, créé dans la mémoire un avant et un après. Mais la plupart du temps, souligne-t-il, le trauma est insidieux. Lorsque la famille est déchirée par des morts et des syndromes psycho-traumatiques, le trauma insidieux délabre peut-être encore plus que le trauma aigu, parce qu’on s’en défend moins bien. « Dans le cas trauma aigu, si on est soutenu on affronte. Dans le trauma insidieux on est dans le déni ».
« Pendant le conflit, on est dans l’affrontement, la synchronie. On ne peut donner sens à ce qui nous arrive, par exemple à ce qui est arrivé le 7 octobre, qu’avec le recul du temps, le contrôle de l’angoisse, l’apaisement. A ce moment-là, on pourra chercher à comprendre ce qui nous est arrivé et quels sont les facteurs qui vont nous permettre de reprendre un autre développement après la déchirure du trauma ».
Le danger, c’est la haine
« Pendant le trauma on est dans la résistance, pas dans la résilience, qui est la reprise d’un nouveau développement, c’est-à-dire qu’on affronte. Lorsqu’on est agressé, soit on s’enfuit, soit on est sidéré, soit on prend les armes. C’est ce que les Israéliens ont fait en toute légitimité, car ils ne pouvaient pas réagir autrement. Selon les stéréotypes antisémites, pendant la Shoah, les Juifs se sont laissé conduire à l’abattoir comme des moutons. Si les Israéliens s’étaient laissé faire, on aurait de nouveau dit : « les Juifs sont des moutons ». Mais ils ne se sont pas laissé faire, et donc on les accuse de riposte démesurée ».
La solidarité, telle qu’elle s’exprime dans la société israélienne est un facteur de protection pendant la guerre. De même, relève Cyrulnik, le fait que la vie et la fête reprennent à Tel-Aviv est également un facteur de protection. « Le danger c’est la haine qui va valoriser la violence, l’appel à la vengeance. Le danger pour les Israéliens ce serait justement de ne pas faire la fête et de se laisser piéger par la haine.
Le fait qu’ils ne cherchent pas la vengeance mais réagissent parce qu’ils n’ont pas le choix est un autre facteur de résilience. Les Israéliens sont bien évidement en légitime défense. Il y a eu une indignation qu’on peut comprendre dans les premiers jours mais ils commencent déjà à maitriser leurs pulsions et ne peuvent pas faire autrement que se défendre, sinon le Hamas va recommencer. La haine et la colère était peut-être inévitable dans les premiers jours, ce qu’on peut comprendre sans peine, étant donné l’horreur du 7 octobre, d’autant que les Israéliens massacrés étaient ceux qui militaient pour que les Palestiniens s’épanouissent et aient leur propre Etat. Le Hamas, lui, ne veut pas la paix mais la destruction des Juifs ».
Si on parle, on transmet l’horreur, si on se tait, on transmet l’angoisse
Enfin la troisième étape et celle de l’après-trauma. « La fin de la guerre n’est pas la fin des problèmes. Après la seconde guerre mondiale les Juifs ont été réduits au silence parce qu’on ne les croyait pas. Dans les familles survivantes elles-mêmes, on ne parlait pas de la Shoah. Le déni protecteur empêche la résilience parce qu’on n’affronte pas le problème. Mais en racontant l’horreur, on transmet l’horreur du traumatisme. Si on parle on transmet l’horreur, si on se tait, on transmet l’angoisse du vide et de la non-représentation ». Comme solution, Cyrulnik propose celle du tiers médiateur, le porte-parole, qui peut être un écrivain, une pièce de théâtre, un essai philosophique, suivis de lieux de parole, d’une réflexion.
« L’enfant est accessible au récit à partir de l’âge de 5 à 7 ans. Mais à mon avis, le récit doit être fait en groupe, car la proximité affective donne trop de poids aux mots. Il faut un tiers qui intervienne au moment du récit. Et là l’enfant comprendra ce qu’il est capable de comprendre au fur et à mesure de son développement ».
« On sait donc ce qu’il faut faire », conclue le conférencier. « Avant : donner à nos enfants des facteurs de protection, par l’éducation et la sécurité affective. Pendant, on fait ce qu’on peut, on est dans l’affrontement. Après le trauma, les deux mots-clés de la résilience sont : soutien et sens. Le soutien, c’est la solidarité et la protection. Après, les moyens d’action sont l’organisation des circuits affectifs et la création de lieux de parole, de réflexion où on pourra se rencontrer et chercher à comprendre. La résilience, même si elle permet de reprendre un développement suffisant pour se remettre à vivre correctement, ne règle pas tout bien sûr, mais elle permet de se remettre à fonctionner dans le contexte sur lequel on doit agir car il façonne nos enfants ».
Un trauma global pour l’ensemble du peuple juif
Interrogé sur la différence entre garçons et les filles, il explique que les bébés garçons ne réagissent pas à la frustration de la même manière que les bébés filles. Ils passent à l’acte plus facilement, alors que les filles sollicitent une sécurité affective, et emploient plutôt la parole pour se défendre. Sur le plan génétique, le chromosome Y qui n’existe que chez l’homme est fragile, instable, se fragmente facilement et porte beaucoup d’anomalies s’exprimant systématiquement, au contraire des anomalies portées par le chromosome X, qui ne s’expriment pas forcément. « En psychiatrie, il y a une énorme majorité de garçons. Les filles sont moins soumises au déterminant génétique que les garçons. Toutes les cultures ont utilisé cette vivacité de passage à l’acte des garçons pour les éduquer à la violence, certaines systématiquement. La violence des garçons est une fonction adaptative pour préparer les enfants à la guerre. On utilise les petits garçons pour leur apprendre la haine pour se venger ».
A la question de savoir si les terroristes du 7 octobre auraient commis les massacres parce qu’ils étaient dysfonctionnels ou parce qu’ils ont été programmés depuis leur plus jeune âge à haïr les Juifs, Cyrulnik répond : « Les deux sont associés, comme dans l’exemple de Mohamed Mehra, dysfonctionnel à cause d’une carence éducative, scolaire, sociale et familiale énorme, qui a été récupéré par un langage totalitaire et a été heureux à l’idée de s’entrainer pour tuer des Juifs ».
Enfin, sur le fait de savoir si le 7 octobre pourrait constituer un trauma global pour l’ensemble du peuple juif à travers le monde, il répond : « C’est très vrai. Le 7 octobre a réactivé en moi ce que je croyais avoir plus ou moins réglé. De mon traumatisme personnel pendant la guerre, j’ai gardé une sensibilité excessive qui a fait que dans un premier temps, je me suis identifié à tous les persécutés du monde, y compris les Arabes persécutés. Mais le pogrom incroyable du 7 octobre a réactivé tous les souvenirs de mon enfance que je croyais enfouis, et une sensibilité particulière qui ne s’éteindra qu’avec moi ».