En quelques jours, l’attaque terroriste du Hamas et l’offensive de l’armée israélienne qui l’a suivie ont ébranlé, en profondeur, l’écosystème des artistes, des marchands et des collectionneurs. Deux tableaux de l’artiste libanais Ayman Baalbaki ont été retirés par Christie’s d’une vente d’art du Moyen-Orient, le 9 novembre, à Londres. L’un, réalisé en 2012, représente un homme le visage recouvert d’un keffieh, un foulard traditionnel devenu le symbole de la résistance palestinienne. L’autre, daté 2011-2018, dépeint un homme portant un masque à gaz sur une cagoule, le front ceint d’un bandeau sur lequel est inscrit en rouge et en arabe « On se révolte ». Les deux toiles avaient déjà été proposées à plusieurs reprises sur le marché sans susciter d’émoi.
Vague d’indignation.
Plus que les œuvres elles-mêmes, ce sont les expressions publiques de chacun qui sont désormais examinées et jugées. Signée par quelque 8 000 acteurs du monde de l’art, une lettre ouverte, publiée le 19 octobre, par la revue américaine Artforum a scindé ce monde en deux camps, de plus en plus radicalisés, laissant peu de marge de liberté aux modérés. A peine publié, en effet, une vague d’indignation s’est levée contre ce texte, qui, accusant Israël de « génocide », appelait au cessez-le-feu et à « la libération de la Palestine » , mais ne comprenait aucune référence aux atrocités du Hamas, ni aucun appel à la libération des otages du groupe terroriste.
Trois puissants galeristes new-yorkais, Dominique Lévy, Brett Gorvy et Amalia Dayan, petite-fille de Moshe Dayan, une figure de la guerre des Six-Jours, ont aussitôt dénoncé sur le site d’ Artforum « un point de vue unilatéral » et l’absence de référence au « jour le plus sanglant de l’histoire juive depuis l’Holocauste ». Ce court message, qui, sans mentionner expressément les milliers de morts causées par les bombardements de l’armée israélienne, dénonçait « toute forme de violence en Israël et à Gaza » , a structuré le débat entre pro et anti, bien que, face au tollé, le rédacteur en chef de la revue, David Velasco, ait été licencié et que, le 23 octobre, un bref ajout mentionne désormais le « dégoût du massacre horrible de 1 400 personnes en Israël perpétré par le Hamas ».
En France, une tribune similaire, pour « soutenir l’effort de solidarité en Palestine » , mais sans appel à la libération des otages israéliens, publiée le 7 novembre sur le blog de Mediapart, a réuni plusieurs milliers de signataires et fracturé le milieu de l’art . « La moitié des œuvres, chez moi, ont été faites par des artistes qui ont signé l’une ou l’autre tribune. J’avoue, j’ai beaucoup de mal à vivre avec » , confie la collectionneuse Sandra Hegedüs.
Chaque bord, sur les réseaux sociaux, traque désormais les posts engagés, au risque d’une empathie à géométrie variable et d’une indignation sélective. Avant de devenir privé, le compte Instagram Index Palestine a publiquement passé au crible plus d’un millier d’institutions et de galeries en les rangeant selon trois catégories : neutres, propalestiniennes ou prosionistes. Il ne faut pas beaucoup pour être étiqueté « sioniste » : la galerie David Zwirner l’a été après que le fils du fondateur a, par texto, félicité sa consœur Dominique Lévy pour sa réaction. La Villa Arson, régie par le ministère de la culture français, a été également cataloguée de la sorte, non pour le contenu de son enseignement ni une quelconque prise de position officielle, mais en raison des positions pro-Israël de la présidente de son conseil d’administration, Sandra Hegedüs.
Dans l’autre camp, quelque quatre cents collectionneurs, curateurs et galeristes, réunis dans une communauté informelle baptisée Art World for Israel, questionnent en privé les curateurs ou les galeristes dont ils sont proches, leur reprochant d’afficher publiquement leur soutien aux Palestiniens alors qu’ils se sont tus après le carnage du 7 octobre. « J’avais signé la lettre d’ Artforum un jeudi soir, pendant Paris+. J’étais fatigué, je l’ai lue trop vite , témoigne un galeriste qui requiert l’anonymat. Pendant six jours, mes collectionneurs m’ont appelé pour que je m’explique. Je suis conscient de la connerie que j’ai faite, et j’ai d’ailleurs retiré ma signature. Parce qu’ils savent qui je suis, j’ai pu me faire comprendre, mais c’était limite. »
Sanctions radicales
La fièvre n’est pas seulement rhétorique. Un galeriste parisien, qui s’était gardé de prendre position, a dû racheter une pièce d’un artiste, signataire de la tribune d’ Artforum, « par sympathie » pour un collectionneur ami. « Mais je refuse de subir d’autres pressions, comme en connaissent mes confrères américains » , signale-t-il. L’artiste chinois Ai Weiwei, auteur d’un message flirtant avec les poncifs antisémites, publié en octobre sur X, s’est vu annuler ses trois expositions prévues à Londres, Paris et Berlin. Pour les galeries Max Hetzler et Lisson, pas question de promouvoir un artiste capable d’écrire que « le sentiment de culpabilité lié à la persécution du peuple juif a parfois été transféré au monde arabe. Financièrement, culturellement et en termes d’influence médiatique, la communauté juive a toujours été très présente aux Etats-Unis. L’aide annuelle de 3 milliards de dollars accordée à Israël est considérée depuis des décennies comme l’un des investissements les plus précieux jamais réalisés par les Etats-Unis ».
La Galerie Max Hetzler n’a pas souhaité commenter sa décision, ni indiquer si elle continuera à collaborer, à l’avenir, avec le plasticien chinois. « Je suis à la fois horrifiée par le massacre et la prise d’otages par le Hamas et par ce qui se passe à Gaza. Il n’y a pas des victimes qui pèseraient plus lourd d’un côté que de l’autre » , tient à préciser sa directrice parisienne Samia Saouma, pesant ses mots au trébuchet.
Mais c’est en Allemagne, en proie à une montée à la fois de l’extrême droite et des attaques contre les juifs, que les sanctions sont les plus radicales. Anaïs Duplan est tombé des nues lorsque la direction du Musée Folkwang d’Essen a annulé sa participation à l’exposition « We Is Future. Visions of New Communities », dix jours avant son inauguration. « Un an de travail parti en fumée » , se désole le curateur haïtien au téléphone. La direction de l’établissement précise avoir pris cette décision non pour le contenu de son accrochage, qui, traitant de l’afrofuturisme, n’abordait en rien le conflit, mais à la suite de posts Instagram « inacceptables », en particulier celui, daté du 10 novembre, dans lequel il affichait son soutien au mouvement BDS (Boycott, désinvestissement, sanctions), qui appelle au boycott de l’Etat hébreu en soutien aux territoires palestiniens occupés. En 2019, le Bundestag a adopté une résolution définissant comme antisémites les méthodes et les arguments de BDS. « Je ne suis pas BDS, proteste Anaïs Duplan. J’ignore la législation allemande sur le sujet, et on ne m’a jamais dit qu’on surveillait mes réseaux sociaux, ou quelque chose du genre “vos posts nous dérangent, discutons-en”. »
Le militantisme propalestinien du curateur bangladais Shahidul Alam a aussi conduit à l’annulation de la Biennale für aktuelle Fotografie, qui devait se tenir en mars 2024 dans les villes germaniques de Mannheim, Ludwigshafen et Heidelberg. Ses nombreux posts sur Facebook, accompagnés du hashtag « apartheid », ont été jugés antisémites par les trois collectivités qui devaient accueillir l’événement. Dans une lettre ouverte, le curateur et ses deux associés, Munem Wasif et Tanzim Wahab, se disent opposés « sans équivoque »au meurtre de civils tant du côté israélien que palestinien. « Mais nous ne pouvons ignorer le tribut disproportionné que les Palestiniens ont payé historiquement, lors de la saisie de leurs terres par Israël et au cours des récentes offensives à Gaza , ajoutent-ils. Si nous ne tenons pas compte de cette différence flagrante – en termes de nombre de personnes tuées, de maisons détruites, de libertés civiles fondamentales supprimées –, ce serait fermer les yeux sur les réalités qui se dévoilent. »
Les tensions sont telles, outre-Rhin, que tout le comité chargé de désigner la prochaine gouvernance de la Documenta, ce grand raout qui, tous les cinq ans, donne le pouls de l’art contemporain, s’est sabordé, hypothéquant l’avenir de la manifestation. En effet, après la démission de l’artiste israélienne Bracha Lichtenberg Ettinger, qui avait réclamé en vain une pause à la suite des massacres du 7 octobre, et le départ du critique d’art indien Ranjit Hoskote, à qui il a été reproché d’avoir signé en 2019 une pétition associant le nationalisme hindou et le sionisme, les quatre membres restants du comité, Simon Njami, Gong Yan, Kathrin Rhomberg et Maria Ines Rodriguez, ont rendu leur tablier. Dans une lettre publiée sur la plate-forme e-flux, ces derniers estiment que « les conditions ne sont plus réunies pour travailler avec la liberté nécessaire » dans un climat émotionnel qui pousse à « simplifier à l’extrême des réalités complexes ».
Jusqu’à l’absurde. L’artiste sud-africaine Candice Breitz, qui est juive, vient de se voir annuler sans préavis une exposition prévue au printemps 2024 au Musée de la Sarre, à Sarrebruck (Allemagne). Dans un communiqué de presse, la direction l’accuse de ne pas avoir pris ses distances avec les atrocités terroristes du Hamas. « Regardez mon compte Instagram, s’étrangle l’artiste berlinoise, jointe par Le Monde. J’ai, de manière répétée, à des occasions multiples, et sans y être poussée, dénoncé les événements du 7 octobre comme horribles et tragiques. Les preuves sont là, mais, pour certains, cela ne fait aucune différence. Les tribunaux populaires ne regardent pas les faits. »
Et d’ajouter : « N’est-ce pas obscène et grotesque de demander aux juifs, encore et encore, de condamner les massacres terroristes commis sur leur peuple ? Va-t-on bientôt demander aux juifs de confirmer qu’ils condamnent l’Holocauste, qu’ils n’ont pas de sympathie pour les nazis qui ont tué leurs ancêtres ? » Aux yeux de Candice Breitz, qui ne décolère pas, l’affaire en dit long sur un certain « maccarthysme philosémite ». Pour elle, l’attitude des institutions allemandes ne serait « pas mue par la volonté de préserver les droits et la dignité des juifs dans ce pays, mais de donner des gages qu’ils ne sont pas antisémites ».
Le camp de la nuance, dans ce contexte, peine à défendre ses positions. « Est-ce que je vais pouvoir travailler avec certains des artistes qui ont signé la lettre d’ Artforum ? J’évite d’y réfléchir, dit en soupirant le curateur français Ami Barak, qui a organisé beaucoup d’expositions en Israël, mais se trouve être proche de certains des signataires. Je suis contre toute forme de boycott, je ne vais pas me l’imposer. Mais c’est dramatique de savoir que des gens que je connais et que j’admire n’éprouvent pas de pitié… »
« Les voix nuancées sont noyées »
Le galeriste parisien Eric Dupont, qui représente l’artiste d’origine gazaoui Taysir Batniji, dont une grande partie de la famille a été tuée dans les bombardements de l’armée israélienne, s’essaye aussi à l’équilibre. « Je revendique d’être nuancé, même si c’est difficile, car certains sont devenus plus juifs ou plus musulmans que jamais », murmure-t-il.
Le photographe allemand Wolfgang Tillmans, une star du monde de l’art, s’est abstenu de signer la moindre lettre ouverte. Il s’interdit aussi tout boycott – « en tant qu’allemand, comment pourrais-je dire qu’il serait interdit d’aller en Israël ou de commercer avec Israël ? Ce serait raviver les pires slogans nazis » , s’alarme-t-il. Mais sur son compte Instagram, l’artiste publie régulièrement des articles du New York Times ou du Washington Post, dont il dit apprécier la rigueur journalistique. « On m’a même reproché, à partir de ces posts, de ne pas être assez propalestinien ou assez pro-israélien. Les voix nuancées sont noyées » , déplore-t-il au téléphone.
Le Franco-Algérien Kader Attia, artiste toujours sur le qui-vive et très engagé politiquement, a fait le choix de ne pas s’exprimer sur les réseaux sociaux, qu’il juge toxiques. « Ils polarisent la société, régissant les conversations entre les êtres, même les plus sages, de manière pulsionnelle » , explique-t-il, observant ces débats à distance. En revanche, il critique ce qui lui apparaît comme un double jeu des institutions, qui se diraient inclusives, tout en rejetant tout discours critique. « Les musées sont pris dans une culpabilité historique par rapport aux héritages de la colonisation , précise Kader Attia . D’où un grand malentendu sur la signification même du mot “décolonial”. Tant que vous parlez du colonialisme des autres ou d’hier, ça passe. Mais dès lors que vous traitez le colonialisme comme un laboratoire qui a architecturé les sociétés contemporaines, vous dérangez. »
Anaïs Duplan ne dit pas autre chose. « L’annulation de mon exposition confirme que le Musée Folkwang voulait travailler avec des curateurs noirs pour des raisons superficielles. Ils ne veulent pas voir ce qu’implique vraiment la décolonisation » , assure-t-il. Et de rappeler que, dès les premiers échanges avec le musée, on lui a suggéré de gauchir ses positions. « On nous avait dit que notre proposition n’était pas assez remplie d’espoir, ce qui semblait problématique. Ils voulaient une vision aseptisée, digeste et non critique de l’afrofuturisme. »
Dans ce contexte, quel horizon pour l’art ? Certains prédisent une création de plus en plus aseptisée. « Le risque c’est que, à l’avenir, musées et artistes s’autocensurent » , redoute Wolfgang Tillmans. Kader Attia n’y croit guère : « L’art, c’est le loup, pas le chien, pour reprendre la fable de La Fontaine. Il est crasseux, échevelé et pouilleux, et puis il n’a pas souvent à manger, mais il n’est pas tenu en laisse. La liberté a un prix, mais elle donne du sens à la vie. »
LE MONDE. COPYRIGHTS.
|