Ohad Naharin, figure tutélaire de la danse israélienne a quitté la Batsheva Dance Company.
Du théâtre de Chaillot au Capitole de Toulouse en passant par l’Opéra national de Paris, la saison France-Israël a montré ce que la danse israélienne produit de meilleur. Monstre sacré, le directeur artistique de la Batsheva Dance Company, Ohad Naharin, qui a quitté récemment son poste, jouit d’une aura inégalée. Retour sur le parcours d’un chorégraphe hors norme.
Rendu célèbre auprès du grand public par le documentaire de Tomer Heymann « Mr. Gaga » réalisé en 2015, Ohad Naharin est un personnage fascinant : chorégraphe de génie, inventeur d’un langage corporel unique, exigeant à l’extrême, engagé dans la politique de son pays tout en défendant la dimension universelle de sa danse, Naharin est un homme de conviction, qui ne peut laisser indifférent.
Les débuts d’un « fou de danse »
Né en 1952 dans le kibboutz de Mizra, au Nord d’Israël, Ohad Naharin est venu tardivement à la danse. Il a certes toujours pratiqué une activité physique, comme la gymnastique, mais ce n’est qu’à 22 ans, après son service militaire accompli durant la guerre du Kippour, qu’il commence sa formation de danseur à la Batsheva Dance Company. Baigné dans un univers artistique, avec une mère qui enseigne la danse et la composition chorégraphique et un père comédien, Naharin a toujours considéré la danse et le mouvement comme faisant naturellement partie de sa vie, comme une manière d’être et non comme un métier : « l’idée même du plaisir physique découlant d’une activité physique faisait partie intégrante de ma façon d’être au monde » explique-t-il dans « Mr Gaga ».
Remarqué par Martha Graham, directrice artistique de la Batsheva Dance Company et pionnière de la danse post-moderne, Ohad Naharin est invité à rejoindre la compagnie de celle-ci à New York. Il y restera dix mois. L’obtention d’une bourse lui permet de poursuivre sa formation à la School of American Ballet puis à la Julliard School où il suit les cours de Maggie Black et David Gordon. En 1980, il effectue un bref passage d’un an chez Béjart, au Ballet du XXe siècle. Ne se plaisant guère à Bruxelles, il décrit cette année comme « l’une des plus difficiles » de sa vie. De retour en Israël, Naharin se produit à la Bat-Dor Company. C’est là qu’il rencontre la danseuse nippo-américaine Mari Kajiwara, qui deviendra son épouse et sa compagne jusqu’en 2001 où elle décède tragiquement d’un cancer.
Une carrière de chorégraphe à la tête de la Batsheva Dance Company
Ohad Naharin commence son activité de chorégraphe en 1980 au Kazuko Hirabayshi studio de New York. Sa première pièce, Haru No Umi, reçoit un accueil favorable du public et de la critique. Il fonde avec Mari Kajiwara sa propre compagnie, la Ohad Naharin Dance Company. De 1980 à 1990, Naharin présente ses œuvres à New York et en-dehors d’Israël, et crée des pièces pour la Batsheva Dance Company, la Kibbutz Contemporary Dance Company, et le Nederlands Dans Theater.
C’est en 1990 qu’il est nommé directeur artistique de la Batsheva Dance Company. Sous son impulsion, la compagnie connaît un nouveau souffle. Naharin propose une programmation axée sur son propre travail – il a chorégraphié plus de vingt pièces pour la compagnie et le Batsheva Ensemble, son junior Ballet – auquel il associe des grands noms de la danse contemporaine comme Jiří Kylián, William Forsythe, Angelin Preljocaj. La composition musicale occupe une place importante dans son activité de chorégraphe. Ayant suivi une formation musicale dans sa jeunesse, Naharin a composé, sous le pseudonyme de Maxim Waratt, la musique de MAX (2007), monté et mixé les bandes sonores de Mamootot (2003) et de Hora (2009). Il collabore également, pour la création des bandes sonores de ses pièces, avec le groupe rock israélien The Tractor’s Revenge (pour Kyr en 1990), Avi Belleli et Dan Makov (Anaphaza, 1993) et Ivri Lider (Z/na, 1995).
A partir des années 2000, la méthode « gaga » rend Ohad Naharin mondialement célèbre. Décrite par ce dernier comme une « boîte à outils » plutôt qu’une technique, « gaga » est un langage corporel qui explore la sensation et place la notion de plaisir au cœur du mouvement. « J’ai baptisé ma méthode de travail Gaga parce que ma mère m’a dit que c’était le premier mot que j’ai prononcé », explique Naharin, renvoyant ainsi le gaga du côté de l’instinctif et de l’inconscient. Développant la spontanéité et la singularité du danseur, fondé sur l’improvisation, le gaga est devenu l’entrainement fondamental des danseurs de la Batsheva, à qui il permet d’améliorer l’interprétation des œuvres du chorégraphe. Sa pratique s’est développée dans un cercle plus large d’amateurs et de professionnels.
Naharin privilégie l’implication de ses danseurs dans le processus chorégraphique. Les pièces Naharin’s Virus (2001) ou Sadeh21 (2011) sont emblématiques à cet égard. Unique, le langage corporel de Naharin se traduit par une danse puissante et athlétique, instinctive, où les corps se contorsionnent à la limite de la dislocation, s’écroulent dans des chutes vertigineuses, rebondissent dans des sauts spectaculaires. Naharin semble capable de repousser les limites corporelles, sans jamais tomber dans la démonstration technique. D’une grande force émotionnelle, ses pièces sont à la fois abstraites et signifiantes. Si Naharin se défend de limiter sa création à la situation politique en Israël, il n’en demeure pas moins que la condition humaine occupe une place importante dans son travail, qui aborde les thèmes du pouvoir et de la faiblesse, du sens des lois, le drame des victimes innocentes. Ainsi, dans Last Work, présenté en juin 2017 au Théâtre national de Chaillot, Naharin n’hésite pas à sortir drapeau et mitraillettes pour créer une onde de choc qui laisse les spectateurs groggy.
Récompensé par de nombreux prix, comme le prestigieux Prix Israël pour la danse (2005), le New York Dance and Performance Award (2002 et 2003), le Dance Magazine Award (2009) Ohad Naharin vit à présent en Israël avec sa seconde femme, Eri Nakamura, danseuse et costumière, et leur fille, Noga. Son travail a inspiré toute une nouvelle génération de chorégraphes israéliens, souvent passés par la Batsheva, et aujourd’hui reconnus au niveau international, comme Hofesh Shechter, Sharon Eyal ou encore Yuval Pick.
Les créations d’Ohad Naharin sont entrées au répertoire de nombreuses compagnies dans le monde parmi lesquelles le Nederlands Dans Theater, la Sydney Dance Company, le Ballet de l’Opéra de Lyon, le Grand ballet de Genève, la Compañía Nacional de Danza, les Grands Ballets Canadiens de Montréal. En 2000, le ballet Perpetuum, créé en 1992 pour le Ballet du Grand Théâtre de Genève, est la première pièce du chorégraphe à entrer au répertoire de l’Opéra national de Paris. Puis, en 2016, la Batsheva Dance Company est invitée à l’Opéra pour des représentations de Three, pièce créée en 2005 à Tel-Aviv.
A l’automne 2018, Naharin sera invité pour la troisième fois au Palais Garnier et revisitera pour les danseurs du Ballet de l’Opéra de Paris sa pièce-phare, Decadance. Un événement qui ne devrait pas passer inaperçu.
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