Mimouna: Et si les Sépharades avaient créé Israël ? Par Daniel Haïk
La Mimouna a contribué à laver l’honneur « perdu » des communautés originaires d’Afrique du Nord et à les décomplexer
Au cours des dernières décennies, les festivités de la Mimouna, célébrées au lendemain de la fête de Pessah (Pâque juive), se sont imposées dans la réalité israélienne comme un incontournable rendez-vous culturel et national. Cependant, au-delà de ces aspects traditionnels évoqués dans l’article de notre confrère Jérémie Elfassi (voir lien), la Mimouna est aussi l’expression de l’aspiration identitaire d’un judaïsme d’Afrique du Nord, qu’il convient de mettre en exergue plus spécifiquement cette année, alors que les divisons internes autour de la réforme judicaire, et par extension de l’avenir d’Israël, ébranlent la société israélienne.
Tout commence, au milieu des années 1960 à l’initiative d’un des fondateurs de la ville d’Ashdod, Shaoul Ben Simhon, un syndicaliste membre du Mapaï, l’ancêtre du parti travailliste israélien. Ben Simhon, qui était proche de Ben Gourion, avait été élu président de l’Alliance des Originaires du Maroc. Son rêve: donner une envergure nationale aux festivités de la Mimouna qui étaient l’un des points d’orgue de la vie communautaire juive au Maroc et en Afrique du Nord. En 1966, à son initiative, pour la première fois, quelque 300 Israéliens originaires de Fès célèbrent publiquement la Mimouna, dans l’une des forêts de Jérusalem.
D’année en année, le nombre de participants ne va cesser d’augmenter. En 1970, les organisateurs, victimes de leur succès, déplacent les festivités vers le grand Parc Sacker en contrebas de la Knesset. La classe politique est présente mais l’on remarque surtout l’éclat de l’accueil réservé à celui qui n’est encore que le chef de l’opposition, Menahem Begin. A la fin des années 70 et en particulier après la victoire d’un Likoud porté par les Sépharades, ce seront des dizaines de milliers de personnes qui se rassembleront au Parc Sacker, pour un barbecue géant et une dégustation des célèbres « mufletas ». C’est à cette époque que les festivités de la Mimouna vont prendre leur dimension nationale. Le message des organisateurs est résolument unificateur. Il est fait d’hospitalité, de fraternité, de tolérance et de paix.
Cependant, derrière ce message d’unité, se cache aussi, en particulier pour la seconde génération des immigrants d’Afrique du Nord, l’expression d’une revanche socio-culturelle envers l’establishment laïc et majoritairement ashkénaze qui avait mal accueilli leurs parents à leur arrivée en Israël, vers la fin des années 50, et les avait « parqués » dans les villes de développement du Néguev ou de Galilée. Pour eux, la Mimouna n’était pas seulement l’occasion de se replonger dans des propres racines culturelles et religieuses. Elle est aussi une manière d’exprimer leur fierté d’avoir su les préserver en dépit du désir avoué de cet establishment de les façonner identitairement dans le moule socialiste-laïque-libéral !
De facto, les années 70, qui avaient débuté par la protestation sociale des « Panthers noires » dans les quartiers défavorisés de Jérusalem, se terminaient, grâce à la Mimouna, avec la réhabilitation culturelle de ceux que l’on appelait le « Second Israël ». Sur les pelouses du Gan Sacker, les Israéliens originaires d’Afrique du Nord pouvaient enfin se débarrasser de ce sentiment de honte qui les avait accompagnés depuis leur aliyah et le remplacer par une immense fierté : celle d’apporter une véritable contribution de tradition, d’ouverture, d’optimisme et de chaleur à la culture israélienne moderne… La Mimouna a contribué à laver l’honneur « perdu » des communautés originaires d’Afrique du Nord et à décomplexer ces Sépharades qui se sentaient jusque-là discriminés.
Mais, avec le recul, ce succès culturel de la Mimouna peut susciter aujourd’hui, surtout à travers le débat d’idées autour de la réforme judiciaire, un profond regret. Celui, pour les pères fondateurs de l’État d’Israël, de ne pas avoir su « exploiter » positivement le réservoir humain qu’ils ont fait émigrer d’Afrique du Nord dans ces années 50 et 60.
Car, contrairement à un judaïsme ashkénaze à la pratique souvent rigide et binaire (soit orthodoxe, soit ultra-laïc), ce judaïsme d’Afrique du Nord revendiquait une riche culture de bienveillance, d’indulgence envers l’autre et de dialogue. Un exemple révélateur : dans certaines communautés juives d’Afrique du Nord, il existait le Shabbat deux offices du matin : à 9h pour l’ensemble des fidèles, mais aussi à 7 h pour les fidèles qui devaient travailler le Shabbat ! Un cas de figure inimaginable dans les communautés ashkénazes !
Bien sûr, comme partout, il est toujours risqué de faire des généralités, mais d’une manière générale, le courant majeur des communautés juives du Maroc et de Tunisie, et dans une autre dimension d’Algérie (française), adhérait à ce judaïsme d’ouverture vers l’autre qu’il soit pratiquant ou non, socialiste ou nationaliste, aisé ou nécessiteux. Et même s’ils n’avaient pas toujours lu les œuvres de Théodore Herzl, de nombreux rabbins sépharades considéraient le mouvement sioniste comme le début de l’avènement des temps messianiques. Il suffit de lire le programme d’État Juif du grand rabbin Mochen Halfon Hakohen de Tunisie, ou encore les envolées lyriques et poétiques en faveur d’un État d’Israël des grands rabbins de la célèbre famille Messas de Meknes (Maroc) ou du grand rabbin Rahamim Naouri de Bône (Algérie), pour s’en convaincre.
Bien sûr, avec des « si », on aurait réglé depuis longtemps le conflit israélo-palestinien (!). Mais, alors que l’on voit aujourd’hui les Israéliens se déchirer autour de la réforme judiciaire, on ne peut s’empêcher de penser que si, au lieu d’envoyer les Juifs du Maroc à Dimona, Yérou’ham, Ofakim ou Kiriat Shmona ; si, au lieu de les obliger souvent à rompre avec leurs traditions ancestrales pour une identité israélienne laïque et libérale, l’establishment au pouvoir, alors très majoritairement ashkénaze, avait su promouvoir l’esprit d’ouverture et de tolérance de ce judaïsme et s’en inspirer dans la gestion du nouvel État d’Israël, peut-être alors que la société israélienne actuelle aurait été moins clivée, moins fragmentée, moins tribale, plus encline à écouter l’autre, et à trouver les clés du vivre ensemble qui semblent faire si cruellement défaut aujourd’hui !