Israël : la rue Herzl à Ramat Gan, symbole de la coexistence russo-ukrainienne?
« Il y a eu un vrai changement dans l’attitude de certains ukrainiens depuis plusieurs mois »
Si, à première vue, la rue Herzl à Ramat Gan, en banlieue de Tel-Aviv, pourrait ressembler à n’importe quel quartier commerçant très fréquenté de la plupart des villes israéliennes, une réalité beaucoup plus complexe s’y cache. Derrière les échoppes presque toutes tenues par des Israéliens d’origine russe ou ukrainienne, une cohabitation spéciale, presque fraternelle, a élu domicile.
Là-bas, Ukrainiens et Russes travaillent côte à côte depuis toujours dans les alimentations, les boutiques de téléphonie, de bijoux ou encore de prêt-à-porter. Mais le 24 février 2022, lorsque Poutine a envahi l’Ukraine, le monde a basculé, ébranlant quelque peu cette coexistence qui semblait jusque-là intouchable et bien ancrée dans le quotidien de ces commerçants.
De près comme de loin, la guerre en Ukraine a eu un impact très palpable dans cette rue où l’on oublierait presque que l’on est en Israël. Dans certaines boutiques, on trouve des produits locaux des deux pays et les pancartes « ici on parle russe » ou « ici on parle ukrainien » figurent quasiment sur toutes les devantures. Un an après le début de la guerre en Ukraine, i24NEWS a rencontré des marchands de la rue Herzl installés en Israël depuis des années et très bien intégrés, qui ont accepté de parler des limites de la coexistence, depuis l’invasion russe. Reportage.
Dans l’épicerie-charcuterie de Sergei, les produits russes et ukrainiens se côtoient sur les étagères, tout comme les clients, qui se pressent pour faire leurs courses dans ce lieu, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à leur pays d’origine. Sergei a fait son alya d’Ukraine il y a plus de 20 ans et confie ressentir énormément les conséquences de la guerre en Ukraine dans sa vie de tous les jours.
« Il y a des sujets qu’il vaut mieux ne pas aborder sinon ça peut vite dégénérer », assure-t-il lorsqu’on lui demande quelles sont ses relations avec les Russes en Israël. « J’ai des amis russes bien sûr qui soutiennent l’Ukraine, mais ça n’est pas le cas de tout le monde et ici entre nous, on ne parle pas de la guerre ni de politique, car ça pourrait vraiment mal se terminer », avoue-t-il. « Lorsque la guerre a éclaté, on en a tous discuté, on n’avait que ce sujet à la bouche, mais rapidement on a arrêté car c’était trop tendancieux et les opinions étaient divergentes. Si on n’évoque pas la question tout va bien, mais c’est vrai que ça reste sensible, on doit tout le temps faire attention et avec qui on parle, il y a une atmosphère de méfiance que l’on ne constatait pas du tout avant », indique-t-il.
Même si Serguei affirme compter autant de Russes que d’Ukrainiens parmi sa clientèle, il explique que la guerre a changé les choses : « Avant, j’écoutais les infos en ukrainien à la radio, mais j’ai eu trop de problèmes, ça fâche les clients russes alors je ne mets plus que de la musique dans ma boutique », poursuit-il.
Il déplore aussi le comportement de certains Russes qui déclarent ouvertement détester les produits ukrainiens et demandent la provenance de la nourriture avant de la payer, ne souhaitant acheter que du russe. « Les Ukrainiens au contraire veulent consommer uniquement des produits ukrainiens pour soutenir l’Ukraine, mais pas par haine », affirme Sergei.
S’il émet des réserves quant à l’avenir de la coexistence des deux peuples dans la rue Herzl, Sergei est certain de l’issue de la guerre : l’Ukraine l’emportera car elle a les moyens techniques et la possibilité de tenir sur la durée. « Ce sera long mais nous allons gagner », affirme-t-il sûr de lui, alors que deux dames l’interpellent en ukrainien pour se faire servir quelques tranches de pastrami.
Quelques mètres plus loin, une boutique moderne et spacieuse attire l’œil. Des fromages frais bien agencés, un large choix de vin, de belles vitrines, et un accueil chaleureux. En Israël depuis 23 ans, Tania, d’origine russe, accueille une clientèle mixte russo-ukrainienne qu’elle sert de bon cœur, même si elle explique avoir été victime de racisme.
« Les Ukrainiens qui se sont installés cette année en Israël, juste après le début de la guerre dans leur pays, m’ont fait payer le prix comme si j’étais responsable, alors que je suis citoyenne israélienne depuis deux générations, mes enfants sont nés ici et bientôt je vais être grand-mère. Ils m’ont fait me sentir étrangère chez moi alors que j’habite ici depuis bien plus longtemps qu’eux », raconte Tania.
« Ce n’est pas simple tous les jours, parfois on refuse de me parler parce que je suis d’origine russe, ils reconnaissent l’accent et s’adressent immédiatement en anglais à mon collègue; il y a eu un vrai changement dans l’attitude de certains ukrainiens depuis plusieurs mois », assure-t-elle. « Concernant les clients de longue date, rien n’a changé, ils me saluent et s’adressent à moi de la même manière qu’avant, mais ce sujet reste difficile à évoquer car c’est douloureux, et puis chez nous en Russie, on a été élevés dans la retenue, on n’exprime pas nos émotions en public », ajoute Tania.
Une impression partagée par Alona, fleuriste en Israël depuis plus de 20 ans. Profitant des rayons de soleil pour discuter sur le trottoir avec son amie moldave, Alona, originaire de Moscou, peine à livrer quelques mots. Pour elle, parler de la coexistence entre Russes et Ukrainiens en Israël ne va pas de soi. Très pudique sur ses opinions, elle ne débat pas naturellement sur de tels sujets.
« Ce que je peux vous dire, c’est que nous sommes des Israéliens avant tout, je ne m’attache pas à savoir si untel est russe ou ukrainien, je regarde l’être humain d’abord et sincèrement nous n’avons aucun problème entre nous; ici chacun travaille pour gagner sa vie et ne s’occupe pas de ce que pense le voisin », déclare Alona.
« Je ne ressens pas de tensions particulières depuis que la guerre a éclaté en Ukraine. Au tout début on s’est demandé entre collègues de quels pays on venait puis on a débriefé les infos pendant 2-3 mois et tout est revenu à la normale, je ne me sens pas concernée par cette guerre, cela fait tellement longtemps que je suis en Israël », affirme-t-elle.
Un an après le début des combats, les habitudes de cette rue paisible ont été bouleversées à jamais pour certains, chez qui l’identité russe ou ukrainienne est encore bien présente, tandis que pour d’autres, très sionistes, la citoyenneté israélienne prend le dessus coûte que coûte. Une coexistence fragile qui pourrait encore connaître des remous avec la fin de la guerre.
COPYRIGHTS. Caroline Haïat est journaliste pour le site français d’i24NEWS.