Char d’assaut, corruption, agents dormants… Les stratégies de ces virus qui s’attaquent aux bactéries sont bien plus complexes et variées qu’on ne le soupçonnait.
Les bactériophages ou phages, des virus qui n’infectent que les bactéries, ne mesurent que quelques dizaines de nanomètres. Pourtant, leur ingéniosité n’a pas fini de surprendre. Trois stratégies récemment mises au jour révèlent à quel point ces minuscules entités s’apparentent à des machines de guerre parfaitement rodées.
LA PREMIÈRE STRATÉGIE concerne le mode de reproduction des bactériophages. Comme tous les virus, les phages se multiplient en détournant la machinerie cellulaire de leurs hôtes. Mais la technique que Vorrapon Chaikeeratisak, de l’Université de Californie, à San Diego, et ses collègues ont découverte chez un phage des bactéries du genre Pseudomonas tient plus du char d’assaut que d’un simple parasitage.
En observant l’invasion en détail au microscope à l’aide de marqueurs fluorescents, les biologistes ont montré que lors de sa réplication, le phage construit un compartiment qui ressemble à un noyau de cellule eucaryote (cellule à noyau, comme les cellules animales ou végétales).
Au début, le compartiment s’assemble sous la membrane bactérienne, là où le virus vient d’insérer son ADN, protégeant probablement celui-ci des défenses de la bactérie. Puis, à mesure que l’ADN viral est répliqué, le compartiment croît et se positionne au centre de la cellule grâce à des polymères viraux ressemblant… aux microtubules, les filaments qui positionnent le noyau dans les cellules eucaryotes.
Comme dans ces cellules, le compartiment renferme de l’ADN (l’ADN viral) et les protéines impliquées dans sa réplication et sa transduction en ARN. Les fragments d’ARN sortent alors de la structure et sont traduits en protéines qui serviront à fabriquer l’armature du virus (sa capside et son « pied ») à l’extérieur du compartiment ou iront renforcer les troupes à l’intérieur. On connaissait des virus de cellules eucaryotes produisant de tels compartiments chez leurs hôtes, mais rien de tel n’avait été décrit chez les bactéries.
Une fois prête, la nouvelle armée de phages détruit la bactérie et se déploie vers ses voisines. C’est là qu’intervient LA DEUXIÈME STRATÉGIE. Elhanan Tzipilevich, de l’Université hébraïque de Jérusalem, et ses collègues ont mis en évidence un mécanisme qui permet à des phages d’infecter des bactéries qui leur résistaient.
En mettant en présence des bactéries Bacillus subtilis sensibles à un phage avec d’autres de la même espèce, mais résistantes, ils ont montré que lorsqu’une nouvelle armée de phages s’échappe d’une bactérie sensible, la membrane bactérienne détruite forme de petites vésicules.
Or la bactérie doit sa sensibilité à un récepteur qu’elle porte sur sa membrane et qui se retrouve donc à la surface des vésicules. Lorsque les vésicules rencontrent une autre bactérie, elles fusionnent avec celle-ci, lui apportant par la même occasion le récepteur qui la rend sensible au phage…
LA TROISIÈME STRATÉGIE, elle, optimise la production des armées. Zohar Erez, de l’Institut des sciences Weizmann, à Rehovot en Israël, et ses collègues ont montré, en étudiant plus d’une centaine de phages différents, que ceux-ci communiquent : lorsqu’un phage infecte une bactérie, il produit un peptide ressemblant à ceux que sécrètent certaines bactéries pour communiquer.
Chez les bactéries, la concentration en peptide renseigne chaque individu sur la densité de population de ses proches voisins. De même, le peptide viral renseigne les phages sur la densité de population de leurs congénères : utilisant les mêmes mécanismes que les peptides bactériens, il traverse la membrane de la bactérie où il a été produit et entre dans les bactéries avoisinantes.
Les biologistes ont ainsi observé que plus la concentration en peptide viral est élevée dans une bactérie (signe qu’il y a beaucoup de phages aux alentours), plus le phage qui l’attaque a tendance non pas à développer une armée, mais à insérer son ADN dans le génome bactérien, tel un agent dormant attendant de nouvelles instructions.
Au fil de l’évolution, les bactéries ont elles aussi développé des mécanismes de défense contre les multiples inventions de leurs prédateurs, tel le système CRISPR, une sorte de banque où la bactérie stocke des séquences d’ADN viral, ce qui lui permet de détecter les séquences similaires (synonymes de nouvelles invasions) et de les détruire.
En retour, la sélection naturelle a favorisé chez les phages des stratégies qui contournent ces mécanismes. Dans cette course à la survie, une bactérie infectée et son virus tenteront peut-être un jour de cohabiter, produisant une minuscule cellule à noyau pérenne… Seront-ils les premiers à avoir essayé ?
Par Marie-Neige Cordonnier
Source: Pour la science