En voyage hors d’Israël, Mira Niculescu se confronte à une haine anti‐israélienne qui s’affiche et se proclame partout et pense au miracle de Hanouka : « seule la lumière peut dissiper l’obscurité ».

Cette année, je me suis retrouvée à Barcelone juste avant Hanouka.
C’était une expérience étrange : je sortais d’Israël pour la première fois depuis des mois, l’une des rares fois depuis le début de la guerre et surtout depuis que la haine anti‐Israël s’est intensifiée.
J’étais dans le Barri Gòtic, l’ancien quartier historique de Barcelone où se côtoient, en bas sol, la minuscule synagogue la plus ancienne d’Europe et, jusqu’au ciel, l’altière cathédrale qui avait opprimé les miens lors de l’Inquisition, marchant chaque jour dans les rues étroites où alternent sur les murs magasins de touristes regorgeant de vulgarités inutiles, affiches anti‐sionistes et tags « Fuck Israel » ou « Death to the IDF », tandis que de nombreuses fenêtres déroulaient fièrement, où que je lève les yeux, le drapeau palestinien, plus présent dans les rues de la ville que les drapeaux espagnols ou catalans.

Alors que j’étais plongée dans l’histoire des débuts de la kabbale médiévale, dont les origines sont justement là, dans ce berceau de terre entre France et Espagne catalanes, dans un temps de grande oppression des Juifs méridionaux après tant de siècles d’intégration paisible, je me sentais placée devant un miroire étrange de l’autre côté d’un grand saut dans l’Histoire jusqu’à notre XXe siècle si troublé pour les Juifs, d’un combat à l’autre, d’une haine à une autre.
Hier, on accusait mon peuple d’avoir tué l’enfant que les Chrétiens s’apprêtent à adorer à leur solstice d’hiver, un 25, comme le premier jour de Hanouka, qui tombe le 25 kislev et aujourd’hui, on accuse les miens de tuer tout un peuple, et surtout ses enfants.
D’une haine à l’autre, dans ce saut de siècles, il semble que seule la rhétorique avait changé d’habits.
Moi je les enviais, les autres, de pouvoir brandir les leurs, leurs fiers keffiehs, et leurs drapeaux à la fenêtre.
J’aurais aimé aussi porter les couleurs de mon identité.
Mais je savais que si j’arborais à la fenêtre de l’appartement où je demeurais un drapeau d’Israël, ce ne serait qu’une question de jours avant que quelqu’un n’y mette le feu. Je n’ai jamais été alarmiste. Mais aujourd’hui, cela fait partie des réalités à prendre en compte.
Et c’est arrivé si vite qu’on ne l’a pas vu venir.
Sous le vocable de « résistance » recouvert par des couches d’ignorance, on criait à nouveau à la mort de mon peuple en l’accusant de tuer les autres.
Alors pour la première fois cette année, j’ai pensé à Hanouka davantage sous son angle historique : celui de la résistance soudaine, improbable, et pourtant, du moins pour un temps victorieuse, au IIe siècle avant notre ère, de la dynastie hasmonéenne contre l’empire séleucide qui avait envahi le territoire de Judah, pris Jérusalem, et profané son temple.
Pourtant le miracle commémoré à Hanouka, nous rappellent les sages de la tradition hassidique, n’est pas celui d’une victoire militaire. Si l’on appliquait le miracle à ce type d’événements historiques où la main de l’homme, le courage, et la force de survie jouent un rôle si important, on pourrait se mettre à voir des miracles partout.
N’allons pas là, nous rappelle la tradition juive.
Le vrai miracle de Hanouka est celui relaté dans le Talmud dans le traité Shabbat (21b,10) : la survivance providentielle de l’unique fiole d’huile consacrée qui restée intacte au creux temple profané, et qui, prévue pour éclairer un jour, brûla huit jours durant.
Rien n’est anodin dans la tradition juive, et ce chiffre là n’y fait pas exception : 8, une semaine plus un jour, est le chiffre du miracle (nes): le monde du surnaturel, un pas au delà du 7 de la Création, un basculement dans l’infini, le domaine du divin, un monde de lumière où tout est possible.
À nous, dès lors, d’attrapper ces étincelles de lumière primordiale, une lumière que la tradition kabbalistique appelle or haganuz, « lumière cachée », car elle luit sans avoir besoin d’être vue sous le manteau parfois bien sombre du théâtre du monde, elle éclaire qui veut bien la voir derrière les apparences, elle illumine les cœurs en silence derrière les masques de haine de ceux qui hurlaient vendredi soir dernier avec ferveur « Free Palestine » jusque sous les fenêtres de mon appartement fragile le vendredi soir, en plein dîner de shabbat.
Elle nous rappelle ce message : que le vrai miracle, c’est peut être la vraie résistance – ne pas se laisser recouvrir par l’obscurité des cœurs, mais choisir la lumière, même quand tout paraît si sombre.
Oui l’histoire de Hanouka vient juste là, au solstice d’hiver, au comble de l’obscurité, pour nous enseigner que seule la lumière peut dissiper l’obscurité.
Hanouka ne veut pas seulement dire « dédication », en souvenir de la re‐dédication du Temple. Sa racine peut aussi former le mot hinoukh : « éducation ».
Et que vient nous enseigner notre tradition, avec cette fête des lumières, cette fête du miracle de la lumière ? Qu’il revient à nous, à chacun d’entre nous, de venir (re)trouver cette lumière, cette fiole intacte qui est toujours déjà et encore là, au fond de nous, même quand on ne la voit plus.
Que le miracle, c’est peut être aussi simple que cela : la re‐génération de ressources intérieures qui ont tant à donner, au‐delà des considérations matérielles et raisonnables de ce qui semblerait du domaine du possible et, surtout, notre responsabilité à chacun d’éclairer le monde.
Car à Hanouka, on n’est pas seulement invités à allumer une lumière chaque soir après la nuit tombée, pendant ces huit jours si éloquents.
La lumière n’a de sens que si elle est partagée. C’est bien le fondement des lois de la fête : le ikar (l’essence) de Hanouka, nous rappelle le Rambam – lui‐même un réfugié d’Espagne qui avait pourtant été son berceau –, c’est ce que notre tradition appelle pirsum hanes, la « publicisation du miracle ».
Si Hanouka est une fête particulariste, puisqu’elle parle de l’histoire de mon peuple, son message, sa vocation, comme l’essence de la culture juive, est universaliste : il s’agit de diffuser une lumière de plus dans le monde et, peut‐être, ce faisant, de rappeler à chacun qu’il n’y a pas d’obscurité trop forte dont la lumière ne puisse triompher.
En pensant à la hanoukia que je mettrai cette année à ma fenêtre, face à des immeubles parsemés de drapeaux célébrant l’intifada globale, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à un autre face‐à‐face historique, cette photo iconique en noir et blanc du début des années trente en Allemagne, la silhouette fragile d’une hanoukia postée à la fenêtre, faisant miroir au drapeau nazi sur le mur du bâtiment d’en face.

Cette année, quelles que soient les obscurités qui nous recouvrent, alors que je me prépare à Hanouka, je me dis que, peut‐être plutôt que de répondre drapeau par drapeau, colère par colère, obscurantisme par obscurantisme, cette proclamation de la lumière serait ma plus belle résistance.
