Un canyon grandiose. Un précipice immense. De l’endroit où je me trouve, je vois un désert spectaculaire et sans fin: une profonde vallée de couleurs blanches et ocres, un paysage à couper le souffle. Presque un décor de cinéma. C’est l’un des plus beaux sites du Néguev, à 160 kilomètres au sud de Tel-Aviv, et à une heure de route de la mer Morte.

Un drapeau israélien flotte au vent, gigantesque et fier, avec son étoile de David et ses deux bandes horizontales bleues. Je me trouve devant la tombe de David Ben Gourion, le fondateur de l’État hébreu, près de son kibboutz du Néguev, à Sde Boker. C’est là qu’il a vécu les dernières années de sa vie jusqu’à sa mort, dans un hôpital près de Tel-Aviv, le 1er décembre 1973, à 87 ans.

Tombes de Paula et David Ben Gourion. | Volland via Wikimedia Commons

Depuis longtemps, Ben Gourion avait fait du Néguev une véritable métaphore pour Israël. Sur ce sol désertique inclément, habité par des serpents venimeux et sous un soleil de plomb, il avait demandé aux Israélien·nes de venir habiter. «Si nous ne nous installons pas de manière ferme dans le désert, nous ne serons jamais ferme à Tel-Aviv», a-t-il déclaré dès 1948.

Le Néguev a toujours frappé son imagination, rêve sioniste le plus fou: bâtir une nation vierge sur le sable, dans un territoire (presque) inhabité. Ben Gourion sanctifiera toujours le travail manuel de la terre, allant jusqu’à inciter les Juifs à quitter les villes pour rejoindre les kibboutzim –un mouvement unique dans l’histoire. «Nous conquérons la Palestine en la développant», écrit-il au milieu des années 1910.

Une nouvelle biographie qui change les perspectives

C’est au fondateur de l’État hébreu que le grand historien israélien Tom Segev vient de consacrer un gros livre intitulé sobrement, dans sa version originale, David Ben Gourion –un ouvrage qui devrait devenir une des biographies de référence. Initialement publié en Israël et en Allemagne, il vient de paraître en anglais sous le titre: A State at Any Cost: The Life of David Ben-Gurion («Un État à tout prix: la vie de David Ben Gourion»; le livre n’est pas encore traduit en français).

Tom Segev est un Nouvel historien. On a regroupé sous cette expression un groupe de chercheurs israéliens qui ont profondément renouvelé depuis une trentaine d’années la connaissance de l’histoire de leur pays en rompant avec son idéologie officielle. Des auteurs majeurs comme Benny Morris, Ilan Pappé ou Avi Shlaïm appartiennent à ce courant. En dépit de grandes différences idéologiques ou méthodologiques entre eux, ces auteurs révisionnistes ont remis en cause l’historiographie officielle et les lieux de mémoire israéliens, notamment sur le sionisme et la question arabe, suscitant des polémiques durables. Aujourd’hui, leur travail est généralement respecté et considéré comme faisant partie d’un courant de recherche post-sioniste incontournable.

Tom Segev a, pour sa part, déjà publié Le septième million, sur «les Israéliens et le génocide», un ouvrage sur la guerre des Six Jours en juin 1967 qui a transformé le Moyen-Orient, ainsi que Les premiers Israéliens, consacré à la fondation de l’État en 1948-1949. C’est dire à quel point, au carrefour de ces thèmes, sa biographie de Ben Gourion était attendue.

Disons-le dès le départ: l’ouvrage est décisif. C’est une biographie de référence, conduite à l’américaine. Avec une précision d’horlogerie suisse, Segev se nourrit de tous les détails puisés dans les archives déclassifiées et des milliers de documents souvent inédits, qui apparaissent dans des notes de bas de page, elles-mêmes innombrables. En le lisant, on se sent en confiance car on connaît le sérieux de cet historien et sait que tout repose sur des faits précis. Paradoxalement, ce sérieux fait aussi la limite du livre: l’auteur n’y exprime aucune passion; il ne fait ni commentaire, ni description, ni portrait. Ce n’est ni de la narrative non-fiction, ni du storytelling. Les faits, rien que les faits, dans leur succession fiable et parfois ennuyeuse.

Lorsque je visite le kibboutz de Ben Gourion et passe du temps avec ses habitant·es, je comprends mieux Israël. La maison de l’ancien chef de l’État est modeste, son bureau et sa chambre plus encore. C’est l’un des derniers endroits du pays où l’on partage encore ses revenus, où l’on mange collectivement, où les enfants grandissent en commun, où l’idéal socialiste du premier Israël demeure une réalité, disparue presque partout ailleurs dans le pays.

La maison de Ben Gourion, transformée en musée. | יעקב via Wikimedia Commons

David Ben Gourion fut un intellectuel et un immense lecteur, ce que montre bien la biographie de Tom Segev et ce qu’atteste sa bibliothèque, spectaculaire, que je vois dans le kibboutz. C’est un homme de l’écrit, pas de l’oral: ses lettres, ses journaux, ses articles, ses livres représentent des dizaines de milliers de pages que le biographe s’est épuisé à consulter. Les livres constituent son plus important trésor et il en achète constamment, bien plus qu’il ne peut en lire, y consacrant, jeune homme, une part importante de son budget. Il les lit en allemand, en anglais, en français, en russe et, bien sûr, en polonais, en yiddish et en hébreu. Car il parle et écrit sept langues…

S’il s’intéresse à la littérature (Shakespeare, Goethe et Tolstoï notamment), sa bibliothèque montre bien ses centres d’intérêt majeurs: l’histoire, les biographies et les ouvrages militaires. Il n’a aucune idée de l’économie mais il lit les philosophes, mieux en tout cas que la plupart des responsables politiques de sa stature: il a longuement fréquenté Platon, Spinoza, Heidegger, Wittgenstein ou Popper, ce qui n’est pas donné à toutes les femmes et hommes d’État. Et le biographe de raconter la nature cocasse de ses relations avec les penseurs de son temps quand il s’efforce de leur parler philosophie et eux politique.

L’homme est aussi ce qu’on appellerait aujourd’hui un workaholic: il n’a fait que travailler toute sa vie. Il dort peu, passe ses nuits à lire (il fait chambre à part avec sa femme, comme l’atteste le lit minuscule à une place que je vois dans sa maison). Pour compenser, il fait parfois de micro-siestes dans la journée. Il commande ses livres à la librairie Blackwell à Oxford, parfois sans même régler les factures! Surtout, il a une volonté hors du commun qui lui permet d’élaborer des plans de vie qu’il respecte à la lettre: il décide d’arrêter de fumer et il arrête; il régule ses insomnies en lisant et en prenant des somnifères; il contrôle son énervement en troquant le café pour le jus de pomme. Il est, pour reprendre la belle formule de Victor Hugo, «une volonté qui va».

Toujours vêtu avec attention, portant presque systématiquement une cravate, même en été sous le soleil du Néguev, il n’arrive jamais à une réunion sans être minutieusement préparé et il sait toujours, à l’avance, quelle position privilégier et quelle décision en sortira. Il est toujours ponctuel. Il prépare ses discours très en amont, même s’il donne l’impression d’improviser en les lisant; il parle longuement, sans humour, de façon égocentrique, parfois durant plusieurs heures. S’il n’est pas un très bon orateur, il arrive à convaincre par sa stature, sa détermination et en incarnant son rêve. Une critique, une attaque contre lui est simplement une attaque contre les intérêts vitaux d’Israël. Autoritaire, il sait néanmoins écouter d’autres points de vue, lorsqu’ils émanent de conseillers qui maîtrisent leurs dossiers à la perfection et qui partagent son sens de l’histoire.

C’est un homme à femmes, à la sexualité parfois animale, un womanizer qui a multiplié les relations adultères (pendant plusieurs années avec la journaliste Rivka Katznelson), mais il serait exagéré de dire, affirme Tom Segev, que les femmes ont été la grande affaire de sa vie. Lorsqu’il fera le choix de partir pour la Palestine, il le fera pour une femme, mais il suit d’abord son idéal sioniste. Et toute sa vie, il donnera la priorité aux affaires politiques sur les affaires familiales. Lorsqu’il devient Premier ministre, Paula, sa femme, n’a pas un rôle déterminant; elle le sert à table mais ne mange qu’une fois son repas fini. C’est une assistante qui le protège, partage ses idées et veille sur sa santé et son repos.

Le socialisme au service du sionisme

David Joseph Gruen est né le 16 octobre 1886 dans la petite ville de Płońsk, en Pologne. Selon Tom Segev, il s’est toujours senti juif plutôt que polonais. Son identité est claire dès sa jeunesse européenne: il parle yiddish avec sa famille et apprend l’hébreu; mais il connaît aussi le polonais et le russe. Orphelin de mère dès l’âge de 11 ans, Ben Gourion sera inconsolable toute sa vie de cette disparition précoce. Il évoquera souvent, en des phrases magnifiques, le souvenir de cette mère qu’il aimera éternellement, bien qu’il n’ait pas même conservé une photo d’elle. Son père vivra, lui, jusqu’à l’âge de 86 ans et une grande complicité les liera «même s’il n’y a rien qui puisse remplacer une mère», écrira-t-il.

Sa mère est morte de maladie; elle n’a pas été victime de pogrom. En fait, Ben Gourion n’a guère connu l’antisémitisme, insiste Segev; il n’est pas non plus croyant. L’historien analyse sa judaïté dans un essentialisme singulier et nationaliste. Son rêve israélien, nourri dès le tournant du siècle, ne s’inscrit ni dans une démarche religieuse, ni comme fuite face à l’antisémitisme: c’est un sioniste.

Ben Gourion adhère précocement à une idée, qui a pu lui être inculquée par son grand-père, grand défenseur de Theodor Herzl: le nouveau nationalisme juif.

Lecture de la déclaration d’indépendance de l’État d’Israël par David Ben Gourion, sous le portrait de Theodor Herzl, le 14 mai 1948 à Tel-Aviv. | Rudi Weissenstein via Wikimedia Commons

L’un des apports majeurs de la biographie de Tom Segev est de montrer que le socialisme de Ben Gourion, qu’il ne cessera de symboliser, apparaît en réalité inféodé à son nationalisme. «En fait, Ben Gourion a mis son socialisme au service de son nationalisme», écrit l’auteur. Il a grandi dans un milieu qui rêvait de Palestine et, avant lui, bien de ses amis de Płońsk ont choisi de partir pour la terre promise. Les lettres qu’il reçoit, d’ailleurs, de cette parentèle lointaine, jouent un rôle décisif.

En quittant Płońsk, David Joseph Gruen passe plusieurs années à Varsovie, où il baigne dans les débats à la fois socialistes et sionistes. Il y affronte notamment les Juifs antisionistes du Bund. C’est là que le futur Ben Gourion trouve sa voie, mi-socialiste, mi-sioniste, dans le mouvement marxiste des Travailleurs de Sion, Poale Zion –ce nom, en lui-même, est la quintessence de l’idéologie originale de Ben Gourion. Lequel dira de cette période: «J’ai ajouté le socialisme à mon sionisme.»

La mission du prolétariat juif est donc de s’établir dans un État indépendant à partir duquel on pourra parvenir à l’égalité de tous. Le pari est osé et il anime Ben Gourion dès sa jeunesse. Pourtant, Segev insiste encore une fois: ce projet socialiste est inféodé à son projet sioniste. L’avenir allait le prouver.

Le chemin vers la Palestine est enclenché. Le déclic aura lieu en 1906, sous l’impulsion d’une femme (Rachel Nelkin) dont le futur fondateur de l’État d’Israël est amoureux. Il émigre pour la suivre et, ce faisant, poursuit aussi son idéal. Il n’a pas 20 ans; il est encore mineur. Il débarque à Jaffa le 7 septembre 1906.

Ses premières années se passent à Petah Tikva, la première moshava, puis à Sejera en Basse Galilée. Bientôt, il troque le nom de son père pour un nom hébreu (Ben Gourion), une manière de rompre avec ses origines et son pays de naissance. Il choisit sa nouvelle identité. Sa nation, c’est déjà la Palestine.

Les lettres que le futur premier Premier ministre d’Israël envoie entre 1906 et 1919 à son père, et que Tom Segev utilise minutieusement, sont passionnantes. Presque chaque jour, ce jeune homme sans mère raconte à son père sa vie dans les moindres détails: il lui envoie des rapports sur le fonctionnement de la moshava.

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