LIBRE PAROLE. Ilan Scialom. Israël face à la guerre : soutenir sans se taire

Je n’écris pas ces lignes à distance. Ni avec l’assurance froide de celui qui observe, ni avec la ferveur aveugle de celui qui défend. Je les écris depuis un lieu de tension – celui que connaissent bien les chercheurs qui travaillent quotidiennement sur Israël comme objet d’étude, et qui, en même temps, vivent Israël comme un morceau de soi.

Car il ne s’agit pas ici d’un territoire neutre. Israël est un lieu d’analyse, mais aussi un lieu d’affects. D’histoire, de mémoire, de deuil et d’attachement. Travailler sur Israël, c’est naviguer entre concepts et blessures, entre faits et chair. C’est tenter de penser ce qui, parfois, déborde la pensée.

Alors je sais que ces mots me coûteront. Je sais qu’ils seront mal compris. Qu’ils seront jugés trop tièdes par les uns, trop critiques par les autres. Qu’ils heurteront, qu’ils dérangeront, peut-être même qu’ils seront rejetés.

Mais je les écris malgré tout. Non par confort, mais par devoir. Parce qu’au milieu du vacarme et de la douleur, il faut au moins préserver cela : une voix capable de trembler. Je ne parle pas depuis un poste d’observation désincarné, mais depuis une expérience double : celle du chercheur qui interroge, et celle de l’individu qui ressent. Depuis un amour inaltérable pour Israël, mêlé à une conscience morale qui refuse de se taire.

Soutenir Israël aujourd’hui ne peut pas signifier se taire. Cela ne peut pas davantage signifier applaudir. Soutenir Israël dans la guerre, c’est choisir la voie étroite d’un engagement lucide, profondément ancré dans la responsabilité morale, et non dans la fidélité aveugle. Face à la tragédie en cours, soutenir Israël exige une parole troublée, mais non paralysée. Car le contraire du trouble n’est pas la paix. C’est l’indifférence.

La guerre actuelle n’est pas venue de nulle part. Elle est née dans le sang et la stupeur du 7 octobre 2023. Ce jour-là, des centaines de terroristes du Hamas ont franchi la frontière, ont pénétré dans les kibboutzim, les villes, les maisons. Ils ont abattu des familles entières, incendié des domiciles, pris en otages des enfants, des vieillards, des femmes. Les témoignages sont innommables : des bébés assassinés, des femmes violées, des survivants contraints d’écouter les cris de leurs proches torturés.

Ce n’était pas une opération militaire. C’était une expédition punitive contre la vie. Une mise en scène de la cruauté. Le but n’était pas seulement de tuer, mais d’humilier, de terroriser, de déshumaniser. Le 7 octobre, des mères ont vu leurs enfants mourir dans leurs bras. Des pères ont été tués en tentant de protéger leur famille. Des jeunes, rassemblés pour danser dans un festival, ont été traqués comme des bêtes. Pour beaucoup de Juifs, cela a réveillé une mémoire enfouie : celle de la nuit, des rafles, des pogroms, des bourreaux sûrs d’eux-mêmes.

Ce jour-là, Israël a été blessé dans sa chair, dans sa confiance, dans sa promesse même d’être un refuge. Et pourtant, dans la guerre qui a suivi, il ne suffit pas d’être blessé pour être juste.

Israël ne peut se penser uniquement comme victime – même si ses blessures sont profondes. Car dans cette guerre, les victimes d’hier sont devenues les puissants d’aujourd’hui. Et la puissance engage. Elle oblige. Elle exige de ne pas perdre le fil de l’éthique, même dans l’urgence, même dans la colère. Elle commande de regarder en face une question vertigineuse et ô combien délicate : que faire des victimes des victimes ?

Il ne s’agit pas de sombrer dans la culpabilité paralysante, ni dans une symétrie mensongère. Mais il faut tenir cette ligne de crête : la légitime défense d’Israël ne saurait être un blanc-seing pour une guerre sans regard. On ne peut défendre la vie de ses enfants en oubliant la vie des enfants d’en face. Il n’y a pas de hiérarchie des larmes.

L’éthique juive a toujours été celle du dérangement. De l’éveil. Elle commence là où s’ouvrent les yeux sur la souffrance de l’autre – même lointain, même hostile, même incompréhensible. Dans la tradition prophétique, le confort est suspect. Le silence, une faute. Ce n’est pas une question de politique, mais de moralité fondamentale : toute guerre qui ne nous blesse pas intérieurement est une guerre dont nous devons craindre les effets.

Une guerre, même juste, blesse toujours la conscience. Elle mutile ce qu’il y a de plus fragile : notre capacité à ressentir, à discerner, à pleurer. Lorsque la guerre devient routine, lorsqu’elle s’accompagne d’un vocabulaire automatisé – « dommages collatéraux », « zones ennemies », « objectifs stratégiques » – c’est un signal d’alarme : le langage a commencé à désarmer la morale.

Il ne s’agit pas de condamner Israël pour se faire accepter. Il s’agit de ne pas perdre l’essentiel : notre capacité d’éprouver du trouble face à la douleur, quelle que soit son origine. Il ne s’agit pas de rééquilibrer les comptes de la souffrance. Il s’agit de refuser de hiérarchiser les morts.

Oui, le peuple palestinien souffre. Oui, cette souffrance est aussi instrumentalisée, récupérée, idéologisée. Mais elle est réelle. Et elle appelle. Elle ne justifie ni le terrorisme ni la haine, mais elle oblige à regarder plus loin que l’écran radar du récit sécuritaire.

Israël ne peut plus être présenté comme un roi tout-puissant assiégé par des barbares. Cette image, qui rassure à l’intérieur, éloigne à l’extérieur. À ceux qui n’ont pas de mémoire du judaïsme, Israël apparaît comme une force froide, sûre d’elle, inaccessible. Or, ce n’est pas l’identité d’Israël. Israël est un peuple blessé, tenaillé par l’histoire, tendu entre justice et survie. Israël est un héros imparfait, non un souverain dominateur. Et c’est en cela qu’il peut encore émouvoir.

Paradoxalement, jamais Israël n’a été dans une telle position de force. Même en 1967, sa domination militaire ne s’accompagnait pas d’une telle profondeur stratégique. Aujourd’hui, Israël a normalisé ses relations avec une part significative du monde arabe et africain. Les Accords d’Abraham vivent, non pas dans une simple logique transactionnelle, mais parce que les États signataires, souvent lucides sur leurs intérêts à long terme, ont besoin d’Israël. Besoin de sa technologie, de son renseignement, de sa stabilité. Besoin d’un partenaire plus fiable que bien des puissances mondiales, à l’heure où l’ordre international vacille.

Ce qui menace Israël, ce n’est pas seulement ses ennemis. C’est l’abandon de l’éthique au nom de la guerre. Ce serait une victoire pour ses adversaires. Car la force d’Israël ne repose pas que sur son armée. Elle repose sur sa tradition morale, sur une culture du questionnement, de la justice, de la mémoire et de la responsabilité. Une culture où la guerre est toujours un scandale, même quand elle est nécessaire.

Israël a le droit de se défendre. Il a le devoir de le faire autrement. Avec retenue. Avec discernement. Avec conscience. Il n’est pas tenu d’être parfait. Il est tenu d’être humain.

Soutenir Israël aujourd’hui, c’est dire : je suis avec toi, donc je t’interpelle. Je suis avec toi, donc je refuse de t’abandonner à l’excès. Je suis avec toi, donc je te demande des comptes. Pas pour te condamner, mais pour t’aider à rester fidèle à toi-même.

Ce n’est pas de l’équilibrisme. C’est de la fidélité. Non pas à un État, mais à une histoire, à une exigence, à une certaine idée de l’humanité.

Comme le rappelait Primo Levi : cela s’est déjà produit. Cela peut donc se reproduire. À nous d’empêcher que la mémoire devienne indifférence. À nous de parler, même quand c’est difficile.

à propos de l’auteur
Chercheur en géopolitique auprès de l’Institut français de géopolitique (Université Paris 8), diplômé de l’Ecole Normale Supérieure-Ulm et de l’Université Panthéon Sorbonne, il a vécu à Bruxelles et travaillé sur les questions internationales au Parlement Européen. Il est le fondateur de l’Observatoire européen des Accords d’Abraham.
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