Keren Lentschner, envoyée spéciale à Tel-Aviv du Figaro. (Copyrights)

 

REPORTAGE – Mobilisation des réservistes, manque de main-d’œuvre, baisse de l’activité… Malgré le cessez-le-feu et la libération d’otages, le conflit impacte toujours le quotidien des affaires.

« À chaque fois, nous retenons notre souffle, avec un mélange de joie et d’inquiétude. » En ce jeudi de fin janvier, Audelia Boker et ses collègues suivent en direct à la télévision la  libération de quatre otages  détenus par le Hamas depuis le 7 octobre 2023. Au 25e étage de cette tour située au centre de Tel-Aviv, le temps s’arrête pendant quelques minutes. Dans la salle à manger qui fait office de « QG » depuis le début de la guerre, certains pleurent de joie, d’autres crient leur soulagement. Puis tous reprennent le chemin de leur bureau, en passant devant la chaise jaune qui se dresse dans le couloir, en hommage aux otages toujours détenus. Chez Sentrycs comme dans l’ensemble des entreprises du pays, l’économie israélienne vit depuis quinze mois au rythme de la guerre, avec son lot d’alertes obligeant à se réfugier dans les abris et la mobilisation des réservistes.

Le cessez-le-feu à Gaza et les nouvelles libérations d’otages n’ont fondamentalement pas changé la donne pour les entreprises locales, même si l’on sent, depuis quelques semaines, un timide espoir de retour à la normale. Le secteur du tourisme a ainsi accueilli avec un immense soulagement la reprise des vols de certaines compagnies aériennes (Air France, Lufthansa…). « Je me prépare à recruter de nouveau,confie ainsi Delphine Guedj, la gérante de l’hôtel Lily & Bloom à Tel-Aviv. Ce sera la première étape. Mais il y a encore beaucoup d’incertitudes ». Et Ori Shtark, le patron du Lala land, un restaurant de plage de la ville, abonder : « Il y a un début d’optimisme mais la situation reste fragile. Il faut être prudent.»

«Nous sommes chaque jour en mode survie»

Le pays devrait échapper de justesse à la récession sur 2024 (+0,6%, selon les estimations de la Banque d’Israël). L’économie reste plombée par le coût de la guerre qui a creusé le déficit budgétaire à 6,9% du PIB. Autour de 50.000 PME ont mis la clef sous la porte, selon l’établissement de crédit Ultra Finance. Elles ont dû faire face à des difficultés de financement, à l’annulation de commandes, à la défaillance de fournisseurs ou au manque de main-d’œuvre. Si 46.000 entreprises ont vu le jour sur la même période, c’est la deuxième année consécutive avec un solde négatif. Les villes du Nord et du Sud, les plus exposées aux attaques aériennes, payent un tribut particulièrement lourd. Environ un tiers des 280 startups de la food tech sont basées dans le nord. En septembre, seules 45 % d’entre elles étaient pleinement opérationnelles.

De nombreuses entreprises ont été contraintes de licencier, notamment dans les secteurs de l’hôtellerie et de la restauration, très dépendants du tourisme. « Avec la multiplication des annulations, j’ai dû réduire d’un tiers les effectifs, témoigne Delphine Guedj, qui employait une vingtaine de salariés avant la guerre. Je me suis battue pour que l’hôtel reste ouvert tout en maintenant la qualité de service».

Ceux qui ont tenu bon ont été contraints de s’adapter à un contexte économique extrêmement volatil. « Nous avions prévu d’ouvrir quatre autres restaurants dans le pays, la guerre a mis un coup d’arrêt à nos projets, déplore Itay Golan, à la tête de l’enseigne de falafel Gingi, qui a perdu 30% de son chiffre d’affaires. Il faut compter au moins 600 000 shekels (160.000 euros) pour ouvrir un nouveau point de vente. Nous sommes chaque jour en mode survie.»

Seize mois après le début de la guerre, la mobilisation des réservistes – dont la rémunération est avancée par les employeurs, remboursés ensuite par l’État – perturbe encore le fonctionnement des entreprises. Si le rythme a ralenti depuis six mois, l’impact reste lourd, notamment pour les PME qui composent 90% du tissu économique. « Dans notre entrepôt à Rishon Letzion, dans le Nord, deux employés sur huit ont été appelés au front en même temps, raconte Stephan, qui détient la franchise L’Occitane en Israël (12 magasins, 80 employés). Cela a affecté le quotidien mais nous sommes progressivement rentrés dans une routine. Tout le monde a travaillé plus pour compenser, ça s’est fait naturellement». « On s’est tous sentis en mission, témoigne Audelia. Il a fallu se retrousser les manches pour compenser l’absence des réservistes car les commandes n’arrêtaient pas de tomber ».

Pénurie de main-d’œuvre

Partout, la frontière entre vie privée et vie professionnelle s’est estompée. « Les maris de nombreuses vendeuses sont appelés. Alors il faut être à l’écoute, poser des questions…, raconte Stephan. Les directrices de magasins ont aménagé les horaires quand les femmes se retrouvent seules à la maison ». Un suivi psychologique est offert dans de nombreuses entreprises. « Chaque semaine, nous recevons un email de l’université qui nous propose de consulter un psy si nous en ressentons le besoin », raconte Daphna, professeur de droit international. Certains chefs d’entreprise ou leurs salariés ont directement été confrontés au drame. Cinq serveurs du Lala Land, qui participaient au festival de musique Nova, ont miraculeusement survécu. « L’une d’entre eux, âgée de 20 ans, qui a vu des viols et des personnes brûlées vives, est revenue travailler après plusieurs semaines puis elle est repartie,raconte Ori Shtark. Nous avons essayé d’en parler mais elle en était incapable ».

 

Dans de nombreux secteurs, il faut également gérer le manque de main-d’œuvre lié à l’absence des Palestiniens, désormais privés de permis de travail, et des travailleurs thaïlandais dont beaucoup ont quitté Israël depuis le 7 Octobre. La construction, dont l’activité reste inférieure de 25% à son niveau d’avant-guerre, est lourdement affectée. Avant la guerre, 80 000 Palestiniens travaillaient dans ce secteur en Israël. L’agriculture manque également de bras, en particulier les exploitations agricoles situées dans le Sud du pays. Le kibboutz de Gevim, situé à la frontière avec Gaza, accueille avec soulagement le retour progressif de la moitié de ses 30 employés thaïlandais mais il manque encore d’effectifs. Comme d’autres exploitations du Sud, il s’appuie sur des bénévoles, Israéliens et étrangers. Plusieurs fois par semaine, ils arrivent en bus pour prêter main-forte. « Nous avons réussi à sauver la majorité de la récolte de cette année mais l’impact se fera ressentir la saison prochaine car nous avons manqué de main-d’œuvre pour entretenir les arbres», raconte Amir, responsable de la sécurité du Kibboutz.

De nombreuses entreprises ont dû mettre l’accélérateur sur le marketing pour doper leur visibilité. L’hôtel Lily & Bloom a augmenté son budget publicitaire sur Google. Gingi a créé un compte Instagram qu’il alimente régulièrement en vidéos. Il a fermé sa terrasse et étendu ses horaires d’ouverture pour compenser la baisse de fréquentation. « Nous travaillons jusqu’à ce que l’ensemble de la quantité de houmous, préparé frais chaque matin, soit écoulée », raconte le restaurateur.

À chacun sa solution

Delphine Guedj, qui commence à voir revenir des Israéliens le week-end dans son hôtel, s’efforce de doper l’activité en semaine via l’événementiel. « Des marques israéliennes sont venues faire des shootings photo », raconte l’hôtelière. En revanche, ses efforts de privatisation ont tourné court. « C’était compliqué,dit-elle, car les clients étant surtout intéressés par les week-ends où j’avais un rebond d’activité ». De son côté, Gil Perez, guide touristique, a pu en partie réorienter son activité. « Heureusement, je travaille avec les délégations officielles et les médias qui continuent à venir,témoigne-t-il. Au moins une fois par semaine, j’accompagne désormais des visites sur les lieux des massacres. Les gens ont besoin de venir sur place pour comprendre».

De nombreuses entreprises ont dû optimiser les coûts. Le Lala Land, dont plus de la moitié de la clientèle est composée de touristes, a réduit les plats à la carte. Certains ont fait appel à la technologie, à l’image de Holiday Finder, premier tour-opérateur en ligne du pays. L’entreprise a été confrontée à des annulations et modifications de réservations en cascade, cinq fois plus qu’en temps normal. « Nous avons intégré des solutions à base d’intelligence artificielle pour répondre automatiquement à certaines demandes et rendre notre service client plus performant, explique Erez Bousso, son fondateur. Cela nous a permis de préserver la réputation de l’entreprise sans toucher aux effectifs ».

La guerre a également contraint de nombreuses entreprises du pays à délocaliser. Dans la Tech, une sur cinq a fait ce choix, selon Israël Innovation Authority, parmi lesquelles la start-up Pi-Cardia, qui a obtenu il y a quatre mois l’autorisation de commercialiser aux États-Unis son premier produit. Après avoir multiplié les allers et retours, son fondateur vient de s’installer à Boston. « Il était indispensable d’être proche des hôpitaux et des médecins pour préparer la commercialisation de notre cathéter et rassurer nos investisseurs,raconte Eyal Kolka, numéro 2 de la medtech qui emploie 60 personnes. La guerre a accéléré nos projets ».

Chez Holiday Finder, quatre salariés ont quitté Israël, comme environ 50.000 Israéliens, épuisés par la guerre ou la situation politique. La société a ouvert un bureau à Lisbonne et installé là-bas son équipe de développement produit. « Nous avons décidé d’en faire une opportunité», raconte Erez Bousso.

Face à l’explosion des tarifs sur la compagnie nationale El Al, plusieurs investisseurs de la Tech ont lancé fin janvier leur propre ligne aérienne Tel Aviv-New York, avec deux vols hebdomadaires, sans réaliser de profits. « La guerre oblige à sortir des sentiers battus », confie l’un de ses initiateurs Gigi Levy-Weiss, à la tête de NFX, un fonds de capital-risque.

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