Le Président de Mouvement démocrate (MoDem) François Bayrou, devenu Premier Minisitre, analysait dans un entretien au CRIF, « la gravité des menaces qui pèsent actuellement sur les démocraties ».
CRIF. « Dénonçant « un axe de déstabilisation, d’agression et de profanation de tout ce en quoi nous croyons en France et en Europe », citant « Russie, Iran, Corée du Nord, Chine », l’ancien Ministre, qui a été candidat à la présidence de la République, met en garde les Français sur « les tendances aux radicalités » qui, dans notre pays, « aboutissent à une situation dangereuse où les forces d’extrémisme et de chaos s’allient pour affaiblir nos principes démocratiques et républicains ».
Répondant aux questions de Jean-Philippe Moinet, François Bayrou parle de « l’horreur du 7 Octobre », conçue et commise « pour être une profanation de l’idée même d’humanité », « pour créer de l’irrémédiable : ceux qui ont fait cela ne pouvaient pas ignorer la dimension de la déflagration que serait la réplique d’Israël ». Pour autant, ajoute-t-il, « ceux qui, comme moi, aiment Israël, aiment l’idéal de coexistence, disent qu’une lumière doit apparaître comme un espoir même lointain pour que la guerre débouche un jour sur autre chose que la guerre ».

Le Crif : Les démocraties sont parfois très violemment mises à l’épreuve, on le voit avec les attaques de la Russie, appuyées par la Corée du Nord, contre l’Ukraine, celles de l’Iran contre Israël, les menaces de la Chine contre Taïwan. Cette situation globale est-elle, à votre avis, suffisamment perçue par les Français ?

François Bayrou : Les Français, comme d’autres peuples européens, ne prennent pas la mesure des menaces qui pèsent sur le principe démocratique lui-même. Il est vrai que ce principe, si l’on y réfléchit, est assurément une utopie. Que les citoyens de plein exercice sans compétence particulière se voient remettre le pouvoir de décider du destin de leur pays c’était inimaginable il y a à peine deux siècles et demi. Cette idée démocratique, profondément positive et optimiste sur la nature humaine, est aujourd’hui battue en brèche pour deux grandes séries de raisons.

La première est que le monde est devenu terriblement violent dans les confrontations, notamment économiques, entre les différentes régions du globe. La Chine ou l’Amérique du Sud par exemple n’ont pas les mêmes contraintes de normes ou de coût du travail que les nôtres tout en disposant, tout comme le Moyen-Orient ou la Russie, de réserves de matières premières considérables. Dès lors l’idée d’une concurrence loyale permettant par les innovations de favoriser un développement global apparaît de moins en moins possible.

La seconde série de raisons est liée à l’irruption du numérique, des réseaux sociaux, de l’intelligence artificielle, qui fait réapparaître des réalités et des comportements archaïques. La première de ces réalités est la prééminence des passions sur la raison. La passion où se mêlent des pulsions, des détestations, dérives qui peuvent se loger hélas dans les religions, spécialement dans leurs versions fanatiques. Ces passions négatives paraissent ainsi malheureusement plus fortes, en tout cas pour le court terme, que les passions positives.

« La situation est terriblement dangereuse même si un certain nombre de nos concitoyens ne s’en rendent pas compte »

Le Crif : Les démocrates sont donc pris en tenaille, en France aussi, par les passions et des radicalités dangereuses qui pourraient prendre le dessus ?

François Bayrou : La France n’est pas un champ clos, ces menaces pèsent aussi sur les démocraties qui nous entourent. Et les démocraties n’ont pas appris à se défendre.

 

Le Crif : Vous voulez dire se défendre idéologiquement comme militairement ?

François Bayrou : Idéologiquement d’abord et après, quand les choses s’aggravent, militairement aussi. Nous vivons actuellement dans un déséquilibre profond, auquel tout le monde devrait davantage réfléchir. La campagne des élections américaines, avec sa déferlante d’attaques violentes, brutales, cyniques, en est un exemple éloquent. Les remises en cause qui s’y expriment mettent à mal l’idée démocratique, qui doit faire valoir le respect, même pour exprimer des oppositions ou lancer des controverses.

La démocratie ne s’entend que quand les sociétés se portent bien, avec un haut niveau de solidarité et une capacité d’échange, de dialogue. Aujourd’hui, c’est cela qui est brutalement en cause. Cette situation est terriblement dangereuse même si un certain nombre de nos concitoyens ne s’en rendent pas compte, au point de penser que la démocratie n’est qu’une illusion. Or, on le sait, la démocratie, comme l’a dit en son temps Churchill, est le pire des systèmes à l’exclusion de tous les autres.

 

 

« Ce que le Hamas a déclenché le 7 Octobre a été conçu et accompli pour être une profanation de l’idée même d’humanité »

 

 

Le Crif : À propos du 7 Octobre – c’est par exemple le point de vue de l’ancien Premier ministre Manuel Valls que nous interrogions récemment – certains dirigeants français n’ont visiblement pas pris la mesure (c’est un euphémisme) de la nature et de l’ampleur de l’événement et de ses conséquences. Qu’en pensez-vous ?

François Bayrou : Il faut d’abord bien voir quelle est la nature du 7 Octobre, peu en ont pris la pleine mesure. La plupart des crimes de guerre sont, dans l’histoire, des dégâts collatéraux des conflits. Le 7 Octobre, le crime de guerre était en fait le véritable but de guerre. Ce que le Hamas a déclenché le 7 octobre 2023 a été conçu et accompli pour être une profanation de l’idée même d’humanité.

Il peut arriver dans les guerres, malheureusement, que des bébés soient tués mais il est très rare qu’un tel sacrilège soit le but de la guerre. L’action du Hamas a été menée dans une volonté et une réalité de profanation, sans doute pour que, plus jamais, on ne puisse aller vers un apaisement, à l’image des Accords d’Abraham (reliant Israël et des pays arabes) dans la région.

 

Le Crif : Pour vous, c’était l’objectif stratégique du pogrom ?

François Bayrou : À mes yeux, oui. L’horreur du 7 Octobre a été commise pour créer de l’irrémédiable, ceux qui ont fait cela ne pouvaient pas ignorer la dimension de la déflagration que serait la réplique d’Israël. Le but du mouvement terroriste Hamas était que ce crime-là soit à ce point impardonnable par son inhumanité pour que la dimension de la réplique dépasse la gamme habituelle de la guerre. Il me paraît évident que ceux qui ont conçu et planifié cette action et ses modalités savaient très bien ce qu’ils allaient déclencher à Gaza. Ils cherchaient, par une telle violence terroriste, et par son contrecoup en réplique, à ce qu’on ne puisse jamais revenir un jour à la table de la paix dans la région.

Mais ce que je dis quand je rencontre des dirigeants israéliens, c’est qu’il faut quand même qu’apparaisse une lumière au bout du tunnel. C’est ce qui manque aujourd’hui. D’où les expressions d’alerte, venant de gens qui, comme moi, aiment Israël, aiment l’idéal de coexistence, qui savent très bien la dimension historique inédite de ce qui a été commis le 7 Octobre, mais qui disent qu’une lumière doit apparaître comme un espoir même lointain pour que la guerre débouche un jour sur autre chose que la guerre.

 

 

« Il y a un axe de déstabilisation, d’agression et de profanation de tout ce en quoi nous croyons en France et en Europe. Russie, Iran, Corée du Nord, Chine… »

 

 

Le Crif : On ne voit pas en effet les contours d’un « après » mais, dans certaines occultations des réalités observées en France, il y a aussi le fait majeur que, dès le 8 octobre 2023, le Hezbollah, armé par l’Iran et avant même toute riposte israélienne à Gaza, a commencé à attaquer Israël au Nord, obligeant près de 70 000 citoyens israéliens à quitter leur foyer. Est-ce que certains dirigeants français, et le premier d’entre eux Emmanuel Macron, voient suffisamment cette réalité toujours menaçante du commanditaire iranien ?

François Bayrou : Je pense qu’il voit cette réalité, que tout le monde la voit. On employait autrefois l’expression « l’axe du mal ». Il y a bien aujourd’hui un axe de déstabilisation, d’agression et de profanation de tout ce en quoi nous croyons, en France et en Europe. Russie, Iran, Corée du Nord, Chine… ces quatre gouvernements et régimes, qui ne sont d’ailleurs pas tous à l’abri de mouvements de contestations intérieures (en particulier l’Iran), ces quatre gouvernements ont décidé de se ranger dans une tout autre conception du monde, cyniquement dominée par la loi du plus fort.

Pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il est affiché par ces régimes que la loi qui doit s’appliquer n’est pas la loi internationale mais la loi du plus fort, du plus violent. Or, ce qui protégeait jusqu’à présent nos démocraties, c’était précisément le primat de la loi internationale.

 

Le Crif : On voit qu’en France, certains acteurs politiques porteurs de radicalités, jouent dangereusement contre l’esprit des démocraties et de la loi internationale, jouent dangereusement avec un antisémitisme que masque mal un « antisionisme » radical, agité à l’extrême gauche, La France insoumise (LFI) comprise, depuis le 7 Octobre. Depuis cette date, le fléau de l’antisémitisme s’est dramatiquement répandu en France. Comment y faire face et le réduire ?

François Bayrou : Il y a une condition préalable et impérative : que ceux qui ont la démocratie en commun acceptent de considérer, sur de tels sujets essentiels, qu’ils sont d’une certaine manière ensemble. Au lieu de vivre dans un perpétuel affrontement, d’entretenir une lutte de tous contre tous au nom d’intérêts ou de calculs partisans, personnels, de carrière…

Il faut qu’un certain nombre de gens opposés aux extrêmes finissent par considérer que ce qui les unit et unit la République française est et sera plus important que ce qui les sépare.

 

 

« La tentation des convergences dangereuses contre nos principes démocratiques et républicains existe à l’extrême gauche et à l’extrême droite. Une prise de conscience élargie doit avoir lieu. »

 

 

Le Crif : C’est loin d’être le cas aujourd’hui, même sur la question de la lutte contre l’antisémitisme comme toute forme de racisme, qui est pourtant au cœur du pacte républicain français…

François Bayrou : C’est malheureusement loin d’être le cas. C’est pourquoi cette situation dramatique exige une très large prise de conscience qui puisse corriger et tempérer, quotidiennement, les attitudes politiques. En réalité, le caractère trivialement simpliste de notre vie politique, notamment en raison du mode de scrutin majoritaire qui entretient le perpétuel fantasme de la bipolarisation – toujours un camp contre l’autre – ce prisme là et ces tendances aux radicalités aboutissent à une situation dangereuse où les forces d’extrémisme et de chaos s’allient pour affaiblir nos principes démocratiques et républicains.

Cette tentation des convergences dangereuses existe à l’extrême gauche et à l’extrême droite. Cette situation est très menaçante. Les débats doivent par conséquent être éclairés par une prise de conscience élargie. On est un certain nombre à y travailler tous les jours.

 

Le Crif : Dans la confusion politique actuelle avec l’absence de majorité parlementaire, cette prise de conscience élargie n’apparaît pas clairement. Devra-t-elle attendre la prochaine élection présidentielle ?

François Bayrou : Pour éclairer les débats et relever les défis lancés à notre démocratie et aux valeurs républicaines, toute attente serait nuisible. Il revient à tout citoyen, a fortiori à tout dirigeant, attaché à vraiment défendre la démocratie française et ses valeurs, le devoir de prendre ses responsabilités. Sans attendre.

 

Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet

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