Pourquoi les grandes entreprises sont-elles souvent obligées, pour innover, de racheter des start-up à prix d’or, alors qu’elles auraient en interne les moyens et les talents pour inventer les produits de demain ? Les start-up ont-elles le monopole de la créativité ? Et si les dirigeants des grandes entreprises avaient inconsciemment peur de l’innovation ?

On se souvient, bien sûr, de Kodak dont un salarié, Steven Sasson ,a inventé l’appareil photo numérique, que les dirigeants ont laissé en sommeil pour ne pas cannibaliser le juteux business des pellicules et de leur développement ; au point que Kodak s’est fait doubler et qu’il en est mort. Mais entre le jour de 1975 où Sasson a inventé le numérique et la faillite de Kodak, un gros quart de siècle plus tard, pas moins de dix PDG se sont succédés qui ont eu peur.

La seule manière de surmonter ses peurs, dans l’entreprise comme en psychanalyse, c’est de les identifier et les comprendre. James Euchner, qui a été le grand manitou de l’innovation chez Goodyear, explique que les entreprises ont du mal à sortir de leur zone de confort et que « tout se passe comme si le dirigeant s’évertuait, inconsciemment, à tuer dans l’oeuf, l’ensemble du processus d’innovation ». On peut identifier cinq craintes.

D’abord, la peur du chaos. L’innovation, c’est un saut dans l’inconnu, un inconnu forcément chaotique. Cette peur est au fond la peur du changement. Il faut donc expliquer, et encore expliquer, que ce chaos apparent est indispensable pour engendrer le progrès.

Ensuite, il y a la peur de la disruption. Les équipes qui travaillent sur les innovations de rupture perturbent la mécanique bien réglée de l’entreprise, tout ce qui fait sa performance aujourd’hui. La peur d’être dépassé est forcément présente.

Ensuite, la peur de la cannibalisation. Elle est souvent justifiée. Un produit existant, rentable, va sans doute être remplacé par un autre, dont on ne sait pas s’il sera aussi rentable. Tout le problème est la période de tuilage entre les deux. C’est ce que n’a pas su faire Kodak, qui n’a pas su, le moment venu, donner à son département photo numérique les ressources dont il avait besoin pour s’imposer.

Ce qui rejoint la quatrième crainte, celle de la dispersion des ressources. Au début, le projet ne demande pas forcément des moyens énormes : on lui trouve toujours la queue de budget nécessaire. Je me souviens d’un groupe de presse dans lequel l’équipe de direction voulait, il y a vingt ans, mettre en place un site web, contre l’avis de l’actionnaire qui ne croyait pas à ce relais de croissance ; au début, faire des embauches au nom du journal alors qu’elles étaient affectées au site, ne fut pas très difficile. Mais dès que le projet a pris de l’ampleur, il a fallu changer officiellement de stratégie.

Enfin, la peur de l’erreur de jugement. L’idée que l’on fait peut-être fausse route surgira à chaque difficulté rencontrée. La fermeté du dirigeant et la réaffirmation de sa stratégie sera indispensable. C’est ce dont a manqué Georges Fischer, le patron de Kodak de 1993 à 1999 : il était convaincu de la nécessité de passer au numérique, mais il a accepté la sortie d’un appareil dit de transition l’Advantix Preview – qui fut qualifié par la suite d’appareil photo le plus idiot du monde, parce qu’il combinait les défauts de l’argentique (nombre de photos limité, pellicule à faire développer, etc.) avec des défauts du numérique (l’écran de mauvaise qualité) mais sans les avantages, comme la possibilité de supprimer des photos.

La leçon de cette histoire ? C’est que lancer un processus d’innovation suppose de s’armer au préalable contre toutes les peurs qui vont se manifester dans l’entreprise, et d’être prêt à tout moment à y répondre.

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CHRISTINE KERDELLANT.

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