Malgré sa résilience, la tech israélienne fait face à de nombreux défis.
Absence des réservistes, frais de déplacement exorbitants, délocalisations forcées pèsent sur les petites entreprises qui limitent leurs effectifs, se réorientent et font le maximum pour prouver leur valeur aux investisseurs
On a beaucoup parlé de la résilience des entreprises technologiques israéliennes lorsque la guerre de Gaza a frappé en octobre – la manière dont elles ont continué à fonctionner même lorsque leurs employés pleuraient leurs morts, s’inquiétaient pour les otages ou se débattaient pour trouver des solutions et s’occuper de leurs enfants pendant que leur partenaire était rappelé au front.
Les derniers chiffres confirment cette résilience : au premier semestre, la tech israélienne a fait bonne figure dans le champ des levées de fonds et des fusions/acquisitions. Malgré tout, alors que la guerre entre dans son douzième mois sanglant, les défis pour l’économie et le secteur technologique – le cœur de l’économie – s’accumulent.
Les chiffres de Startup Nation Central, organisation à but non lucratif dédiée à la promotion de l’écosystème technologique israélien, montrent qu’au premier semestre, les entreprises technologiques israéliennes ont connu par rapport au second semestre 2023 une augmentation de 31 % des investissements privés – avec 5,1 milliards de dollars –, avec un secteur de la cybersécurité représentant à lui seul 52 % de ces fonds. Quatorze méga-levées de fonds, de plus de 100 millions de dollars chacune, ont contribué à hauteur de 2,8 milliards de dollars du total, soit 56 % de la totalité des fonds privés.
Selon les mêmes chiffres, au premier semestre de cette annéee, les fusions et acquisitions ont bondi à 4,1 milliards de dollars, en hausse de 70 % par rapport au second semestre 2023, avec deux transactions supérieures à un milliard de dollars. Les investisseurs étrangers se sont taillé la part du lion au premier semestre 2024, présents dans 93 % des levées de fonds – un record absolu depuis sept ans —, signe de leur confiance en la capacité des fondateurs et des entreprises à tenir leurs engagements.
Toutefois, ces chiffres ne donnent pas une image complète de la situation, estiment experts et acteurs de terrain. Le succès des grandes entreprises – celles qui ont déjà fait leurs preuves auprès des clients et investisseurs – et de celles « les plus en demande » – la cybersécurité et l’intelligence artificielle, favorites des investisseurs et qui lèvent aisément des fonds, trouvant des partenaires et des débouchés malgré la guerre qui dure depuis des mois – éclipse les difficultés des petites startups piégées par la guerre au moment où elles auraient eu besoin de prouver le bien-fondé de leurs solutions, se développer ou vendre leur produit.
Un examen plus approfondi de l’écosystème donne à voir un tableau autrement plus sombre, avec des entreprises contraintes d’abaisser leurs coûts et de réduire leurs effectifs, choisir leurs nouveaux projets avec un plus grand soin, expliquer la situation politique à leurs investisseurs, clients et partenaires stratégiques et réfléchir à la délocalisation – opérationnelle et de la R&D – en dehors d’Israël afin de les préserver de la guerre.
« Les méga-rondes et le secteur cyber sont les deux principaux moteurs de ces très bons chiffres », explique Yariv Lotan, vice-président du numérique et des data chez SNC. « Mais à y regarder de plus près, les gens et les entreprises qui se cachent derrière ces chiffres, il est évident que la période est difficile. »
Les nouveaux entrepreneurs des petites et moyennes entreprises ou des secteurs de l’agritech, de la foodtech et de la santé, par exemple, souffrent plus que les autres, analyse-t-il. « Ils sont moins confiants dans leur capacité à lever des fonds, moins confiants dans leur capacité à continuer à croître comme ils le souhaitent. »
Et à cause de cette situation géopolitique explosive et du fait que le profil de risque d’Israël a augmenté – trois agences de notation ont abaissé sa note de crédit – les Israéliens doivent en faire plus pour prouver leur valeur.
Le Times of Israel s’est entretenu avec quatre membres d’entreprises technologiques israéliennes au sujet des défis qui sont les leurs et de leur manière d’y faire face en ces temps difficiles. Aucun d’entre eux n’était ravi de se faire interviewer et il est toujours possible que les quatre personnes interviewées ici, actives dans les technologies alimentaires et de la santé, ne soient pas représentatives d’un écosystème qui compte plus de 7 000 entreprises et de nombreux secteurs. Malgré tout, ils donnent un aperçu de la lutte, des choix et des dilemmes auxquels elles sont confrontées.
NRGene est une société de l’agritech dont les actions sont cotées à la Bourse de Tel Aviv. Elle utilise des algorithmes et des logiciels pour cartographier les gènes des plantes afin d’en augmenter les rendements et la résilience. L’entreprise possède des centres de R&D à Ness Ziona, en Israël, ainsi qu’au Canada. L’année dernière, NRGene a créé une filiale de technologie alimentaire, Supree, pour développer des fruits capables de sécher naturellement. La nouvelle espèce de tomates cerises de Supree avait été plantée en septembre dernier en serre, à la frontière avec Gaza, un mois seulement avant la guerre. Le 7 octobre, tout a été détruit et l’entreprise a dû tout recommencer.
Contrairement à Supree, les opérations de NRGene n’ont pas été significativement affectées par la guerre, explique son PDG et fondateur Gil Ronen lors d’un entretien téléphonique. L’entreprise a des partenaires et des investisseurs étrangers auprès desquels elle a déjà fait ses preuves, et les projets pré-existants se poursuivent comme prévu.
Malgré cela, précise Ronen, NRGene envisage plus prudemment le lancement de nouveaux projets, conscient que les clients, partenaires et investisseurs peuvent hésiter à s’engager en raison de cet environnement géopolitique instable. L’entreprise se concentre donc sur les projets et partenariats préexistants, souligne-t-il.
Si auparavant, la situation politique israélienne était évoquée à la troisième réunion, c’est désormais la première question posée par les possibles investisseurs, partenaires ou clients, poursuit Ronen. C’est « vraiment urgent » pour eux, affirme-t-il.
Dans la mesure où de nombreuses compagnies aériennes étrangères ont annulé leurs vols à destination et en provenance d’Israël, les coûts associés aux déplacements, que ce soit financièrement ou sur le plan du temps requis, ont singulièrement augmenté, ajoute Ronen.
« Nous avons sensiblement réduit le nombre de vols à cause des coûts », explique-t-il. Il est donc plus difficile pour les équipes israéliennes de se rendre auprès de leurs homologues canadiennes et vice versa, sans parler des possibles investisseurs et partenaires.
Ronen assure pourtant que la situation de NRGene est bien meilleure que celle des petites startups du secteur de l’agritech, passées en « mode survie ». Elles sont en effet nombreuses à avoir mis leurs employés en congé sans solde et réduit la voilure de leurs projets, de crainte qu’il ne leur faille plus de temps pour lever des fonds. Certaines d’entre elles se tournent vers NRGene à la recherche de collaborations qui, espèrent-elles, leur permettront de lever davantage de fonds.
« C’est terrible parce que ce sont de très, très bonnes entreprises », prises au piège de la guerre à un stade précoce, déplore-t-il.
S’il devait choisir entre le déploiement d’un nouveau projet en Israël ou à l’étranger, Ronen assure qu’il opterait pour l’étranger. Il mettrait par ailleurs l’accent sur les projets informatiques adossés à des logiciels, faciles à déplacer, et non sur des projets basés sur des actifs liés à un emplacement physique ou un terrain.
Les entreprises israéliennes restent malgré tout résilientes, assure Ronen. « Cette terrible situation est devenue normale pour nous », analyse-t-il.
Aleph Farms, producteur de viande cultivée à Rehovot, en Israël, développe de la viande à partir de cellules de bovins non modifiées. Il a réduit de 30 % ses effectifs et se concentre sur la rationalisation des activités tout en essayant de lever des fonds, explique son PDG et fondateur Didier Toubia lors d’un entretien téléphonique.
Suite au 7 octobre, nombre de travailleurs ont été rappelés au titre de la réserve et l’entreprise a dû réduire l’activité de son usine pilote de Rehovot, poursuit M. Toubia. Les opérations ont depuis repris et la société fait en sorte de tenir les délais promis aux investisseurs, ajoute-t-il.
« Chez Aleph Farms, nous ajustons notre… budget. Nous nous concentrons sur la rentabilité, la réduction des coûts opérationnels, l’amélioration de notre plasticité, c’est-à-dire notre capacité à nous développer plus rapidement avec des dépenses d’investissement plus faibles », explique-t-il.
« Pour la majorité des investisseurs, la guerre n’est pas un problème. Mais pour une minorité significative, ça l’est… Dans l’ensemble, cela réduit le réservoir des possibles investisseurs. »
Aleph Farms « progresse bien » pour lever les fonds dont elle a besoin pour lancer son produit et augmenter sa production, assure-t-il. Mais lever des fonds « prend plus de temps » que prévu, compte tenu d’un environnement macroéconomique et d’investisseurs plus pointilleux et du risque géopolitique plus élevé que présente Israël.
Contrairement aux entreprises de logiciels, dont les actifs sont intangibles, Aleph Farms et d’autres entreprises de technologie alimentaire ont des laboratoires, des installations de production et des usines en Israël, avec un effet sur les entreprises lorsque le risque dans le pays est plus élevé, poursuit-il.
Si Aleph Farms a toujours voulu s’installer à l’étranger, Toubia dit avoir entendu dire que certaines entreprises israéliennes d’agritech et foodtech cherchaient à partir à l’étranger à cause de la guerre. Cela mettrait en danger le secteur local de la foodtech, assure-t-il. Il a demandé au gouvernement de mettre en place des programmes dédiés pour aider les entreprises « jusqu’à ce que l’environnement macroéconomique et géopolitique se stabilise et s’améliore ».
AISAP, start-up de technologie médicale de Ramat Gan, a développé un logiciel de diagnostic basé sur l’IA pour fournir un diagnostic échographique précis aux médecins. La société a déclaré en mai avoir levé 13 millions de dollars de fonds de démarrage auprès d’investisseurs essentiellement israéliens. La semaine dernière, elle a été autorisée par la Food and Drug Administration (FDA) des États-Unis à utiliser son logiciel pour le diagnostic rapide et précis des maladies dues à la chaleur structurelle et à l’insuffisance cardiaque. Fondée en janvier 2022, elle vend déjà en Israël et a commencé le marketing et les ventes aux États-Unis, explique Amit Aharoni, vice-président des opérations et du développement commercial lors d’un entretien téléphonique.
Lorsque la guerre a éclaté en octobre 2023, un tiers des employés – soit sept sur 20, y compris la direction et le PDG et cofondateur Adiel Am-Shalom – ont été rappelés au titre de la réserve et ce, pendant plusieurs mois. Am-Shalom a participé à une conférence téléphonique avec des investisseurs alors qu’il se trouvait en surplomb de la frontière de Gaza, explique Aharoni, qui a également lui aussi été rappelé.
« Cela a été une telle crise pour tous les Israéliens », confie Aharoni. L’entreprise « est passée en mode urgence », mais a poursuivi le développement de ses produits et ses essais cliniques.
Le prix élevé des vols a rendu plus difficile l’envoi d’équipes à l’étranger pour aller à la rencontre de clients potentiels, explique Aharoni. « Tout doit être parfaitement planifié, mais nous avons fait le nécessaire. » Il s’est avéré plus difficile pour les employés de quitter leurs proches pour se rendre à l’étranger en voyage d’affaire au moment où les roquettes pleuvaient en Israël, dit-il. « Ce ne sont pas des temps faciles. »
Aharoni revient tout juste des États-Unis où il a vu cinq hôpitaux partenaires. « La plupart du temps, nous avons été accueillis avec empathie », souligne-t-il.
L’objectif est de trouver des dizaines d’hôpitaux partenaires, et pour cela, l’entreprise prévoit d’installer une entité américaine à Boston avec des employés israéliens et américains. Il s’agit d’un projet de croissance pré-existant, souligne-t-il, pas d’un plan dû à la guerre.
Le fait que des délégations renoncent à venir en Israël pour des conférences ou pour affaires à cause de la guerre et du manque de vols, « affecte l’écosystème et le met en tension », dit-il.
BlueTree Technologies développe des technologies pour réduire le sucre destinées à l’industrie des boissons.
La startup dit avoir levé 5,6 millions de dollars à ce jour. En juillet, elle a réussi à lever 2,26 millions de dollars, alors même qu’elle a dû quitter ses installations de Kiryat Shmona, dans le nord d’Israël, à cause des roquettes tirées par le Hezbollah depuis le Liban dans le cadre de la guerre à Gaza.
L’entreprise a vu le jour grâce à l’incubateur Fresh Start. Didier Toubia, d’Aleph Farms, en est l’un des cofondateurs.
Le 7 octobre, la plupart des membres de l’équipe de l’entreprise vivaient dans le nord : lorsque la guerre a éclaté, « mon premier objectif a été la sécurité de l’équipe », explique son PDG Michael Gordon lors d’un entretien téléphonique.
Nombreux sont les membres du personnel à avoir été rappelés en service de réserve, mais l’entreprise « s’est rapidement adaptée à la situation avec des effectifs réduits » et a cherché de nouveaux locaux, explique-t-il. Cela a pris quatre mois, mais l’équipe travaille désormais depuis Katzrin, dans le Golan, qui a également été la cible de tirs de roquettes du Hezbollah.
« Nous avons poursuivi notre activité à Katzrin, nous avons tout déménagé là-bas et nous avons collecté des fonds et développé nos produits », dit Gordon. Depuis le début de la guerre, l’entreprise est parvenue à développer ses solutions à d’autres catégories de boissons et à finaliser sa levée de fonds.
L’entreprise n’a reçu que récemment une aide de l’État pour sa réinstallation suite à la guerre, poursuit-il. Mais la startup espère « davantage de soutien de la part du gouvernement parce que nous avons perdu un temps précieux en matière de développement ».
BlueTree attend toujours que le ministère de la Santé autorise sa solution pour lancer son produit avec un fabricant de jus naturels israélien. Elle déclarait en mai avoir reçu l’autorisation de la FDA d’utiliser sa technologie de réduction du sucre.
Gordon précise que BlueTree privilégie certains projets plutôt que d’autres et se concentre sur ses obligations envers ses investisseurs.
L’entreprise cherche par ailleurs à conclure un contrat avec un fabricant étranger. « Nous sommes très proches d’y parvenir », assure Gordon.
Malgré tout, « chaque discussion commence par ‘ce qui se passe là-bas’ », admet-il. « Nous sommes une start-up. Nous devons montrer que nous sommes capables de continuer à nous développer malgré les défis auxquels nous sommes confrontés à cause de ce conflit. »
Times of Israël