Dans la guerre Israël-Hamas, Telegram comme épicentre de la désinformation. Officiellement présentée comme une messagerie, la plate-forme au profil hybride est en réalité un lieu de grande activité qui concentre désinformation, contenus illicites et images non filtrées des conflits.

 

La plate-forme Telegram est régulièrement critiquée pour sa quasi-absence de modération.

Un blocage partiel et très limité, mais malgré tout remarqué : mardi 17 octobre, la messagerie Telegram a bloqué, sur le territoire européen, l’accès à l’un des canaux officiels du Hamas. Baptisé « Mouvement Hamas », fort de 150 000 abonnés environ, il avait publié la veille une vidéo de l’otage franco-israélienne Mia Schem, enlevée le 7 octobre lors de l’attaque du festival de musique Tribe of Nova par les militants du Hamas, sans que l’on sache si c’est la raison pour laquelle les équipes de modération sont intervenues.

Car Telegram, messagerie qui intègre aussi des canaux semblables à des forums de discussion, ne supprime ou ne bloque qu’exceptionnellement ces derniers. Contrairement à TikTok, YouTube ou Instagram, le réseau social, dont le siège est officiellement à Dubaï, revendique ne pas modérer les discussions qu’il héberge, sauf cas exceptionnels. Cette absence de règles a fait de l’application un refuge pour de nombreux mouvements politiques interdits sur toutes les autres plates-formes, comme le mouvement conspirationniste QAnon, mais aussi le Hamas, qui y a ouvert des dizaines de comptes officiels et non officiels.

« Plus tôt cette semaine, le Hamas a utilisé Telegram pour prévenir les civils d’Ashkelon de quitter la zone avant leurs frappes de missiles. Est-ce que fermer leur canal aurait aidé à sauver des vies, ou mis en danger davantage de personnes ?, demandait le 13 octobre Pavel Durov, le patron de Telegram, justifiant à l’époque de ne pas suspendre les chaînes du mouvement islamiste. Les modérateurs et outils automatisés de modération de Telegram suppriment chaque jour des millions de contenus clairement dangereux (…) mais la bonne manière de gérer les messages liés à une guerre est rarement évidente. »

 

Un vaste espace sans règles

Telegram est la seule plate-forme à soutenir cette position. TikTok, YouTube, Facebook ou même les réseaux sociaux plus petits interdisent tous aux organisations désignées comme terroristes par l’Union européenne ou les Etats-Unis d’animer des comptes officiels sur leurs plates-formes, avec des exceptions au cas par cas pour certaines organisations disposant de « branches politiques » jugées non violentes. L’apologie du terrorisme ou de groupes terroristes est également interdite et appliquée partout, sauf sur Telegram. On ignore par ailleurs combien de personnes travaillent à la modération du réseau et même le nombre de salariés de l’entreprise, qui ne dispose pas de bureaux et dont tous les employés travaillent à distance. un marketing habile axé sur la protection de la vie privée et une absence quasi-totale de modération, Telegram est devenu une véritable zone de non-droit numérique, paradis de la désinformation et de la pédocriminalité. Et ce, alors que le chiffrement des communications, tant décrié, est en réalité marginal sur l’application. La France demande des comptes.

 

La messagerie Telegram compte 950 millions d'utilisateurs dans le monde (Photo d'illustration).

Blanchiment d’argent, trafic de stupéfiants, complicité dans la détention d’images à caractère pédopornographique… Le 26 août dernier, le parquet de Paris a détaillé les 12 infractions potentielles ayant donné lieu à l’arrestation de Pavel Durov, sulfureux PDG franco-russe de Telegram, samedi dernier, à l’aérogare du Bourget.

Cette longue liste d’infractions ne surprend pas. Depuis plusieurs années, Telegram, qui revendique plus de 950 millions d’utilisateurs dans le monde, est régulièrement cité dans des affaires criminelles. Pour ne citer que quelques exemples : en février dernier, le parquet de Paris a annoncé le démantèlement d’un groupe de vente de « sextapes » d’adolescents officiant sur l’application. Quelques mois plus tard, en mai 2024, le parquet d’Albi a mis fin au canal Telegram de ventes de cocaïne et de cannabis « Candyshop81 ». À de nombreuses reprises, l’application a été accusée de permettre l’organisation de groupes terroristes. Lors des attentats du 13 novembre 2015, elle est décrite comme « l’application de Daech ».

La plateforme de référence des pédocriminels.

« C’est une zone de non-droit que l’on trouve dans sa poche », résume Mark Pohlmann, président de l’association Point de Contact. Cette organisation s’affaire à analyser et catégoriser les contenus illicites signalés par les internautes, avant de procéder à des signalements aux autorités. Ce qui circule sur Telegram fait donc partie de son quotidien.

« En matière de pédocriminalité, les contenus les plus extrêmes issus des réseaux sociaux et des messageries viennent de Telegram », observe Mark Pohlmann. Pour le spécialiste, l’application peut être comparée en matière de quantité des contenus et de leur violence à une forme de prolongement du dark web, ces réseaux anonymes auxquels on accède en téléchargeant le navigateur Tor.

Dans un rapport de l’association finlandaise Protect Children mené en 2024 auprès de 30.000 personnes consultant et/ou partageant des contenus pédocriminels, Telegram est cité par 48% des répondants comme la messagerie où ils vont pour trouver, visionner et partager des contenus. Devant WhatsApp (37%), Session ou encore Signal (13%).

Pas si sécurisée que ça !

Comment l’application – très facilement téléchargeable – est-elle devenue cette « zone de non-droit du web », accessible à tous et toutes ? Souvent, le chiffrement des messages permis par l’application est directement corrélé avec la présence d’activité criminelle.

Or, s’il est vrai que Telegram se vend comme une messagerie « sécurisée », elle ne l’est en réalité pas plus qu’une messagerie classique, selon les experts en cryptographie.

« Les messages sont chiffrés comme sur X (ex-Twitter) et Messenger, explique Pablo Rauzy, maître de conférence en informatique à l’université Paris 8. Ils sont chiffrés lorsqu’ils sont en transit, mais ne sont pas chiffrés de bout en bout par défaut comme sur Signal par exemple. »

Et de poursuivre : « Pour obtenir ce type de chiffrement plus renforcé sur Telegram, il faut activer la fonction « conversation secrète ». Par ailleurs, les discussions de groupe ne peuvent jamais être chiffrées sur Telegram. »

Pourtant, c’est bien dans ces groupes – non protégés par le chiffrement, donc – qu’ont lieu des partages de contenus pédocriminels, des réseaux de ventes de drogues, d’armes ou encore de prostitution.

Par ailleurs, Telegram ne semble pas déclarer correctement les moyens de chiffrement qu’elle propose. Parmi les infractions citées par le parquet de Paris, on trouve la « fourniture de prestations de cryptologie visant à assurer des fonctions de confidentialité sans déclaration conforme ». En France, l’utilisation d’un moyen de cryptologie est libre, mais l’organisation qui le fournit doit le déclarer. Ce qui ne serait pas le cas de Telegram.

Marketing de la liberté d’expression

« Pour protéger ses conversations, Telegram est loin d’être le choix logique d’un point de vue technologique, remarque Olivier Blazy, professeur à Polytechnique. Mais ceux qui défendent son utilisation ont d’autres arguments, comme le fait qu’il ne s’agisse pas d’une application américaine, au contraire de Signal par exemple. »

« Le fait qu’elle soit marketée comme sécurisée, même si elle ne l’est pas vraiment, attire certainement de nombreuses personnes », estime de son côté Pablo Rauzy. Par ailleurs, le discours de Pavel Durov accentue le sentiment de liberté totale – mais aussi d’impunité – que peuvent ressentir les utilisateurs. « Pour nous, Telegram est une idée,  expliquait-il en 2022. C’est l’idée que tout le monde peut être libre sur cette planète. »

Le PDG ne cesse de répéter qu’il ne révèle aucune donnée personnelle, y compris aux gouvernements. Tout le « storytelling » de Pavel Durov est construit autour de sa défense des libertés individuelles. Le patron a quitté la Russie en 2013, après avoir refusé de livrer des données d’utilisateurs ukrainiens de VK (le réseau social qu’il a créé avant Telegram) au FSB, principal organe de surveillance russe.

Ce positionnement au-dessus des lois fait d’ailleurs de Telegram un outil de communication et d’expression indispensable, voire vital, des dissidents politiques et citoyens de pays autoritaires. Mais ce jusqu’au-boutisme en matière de « liberté d’expression » attire aussi des activités illégales et des idéologies nauséabondes.

Paradis de l’extrême droite et du complotisme

C’est aussi sa forte audience qui en fait une application de choix pour diffuser des discours de propagande, vendre des stupéfiants ou encore des contenus pédocriminels. La plateforme lancée en 2013 est devenue « un centre névralgique » du web, selon Pablo Rauzy. Son nombre d’utilisateurs, qui a quasiment doublé depuis 2021, atteint les 950 millions d’utilisateurs actifs mensuels au niveau mondial. Loin de WhatsApp, qui en compte plus de 2 milliards, mais bien plus que X et ses environ 350 millions.

Pour Mark Pohlmann, ce sont aussi ses fonctionnalités très proches du réseau social, qui en font une application particulière et un lieu de choix pour les criminels. En plus de pouvoir communiquer par messages privés, il est possible de créer des groupes de discussion de très grande ampleur depuis 2015.

Ces communautés peuvent accueillir 200.000 membres, contre seulement 2.000 sur WhatsApp par exemple. « Il y a également un outil de recherche qui permet de trouver ces groupes publics facilement. Cela facilite leur accès à des personnes qui recherchent une paraphilie précise par exemple », précise Mark Pohlmann.

Ces dernières années, Telegram a accueilli de nouveaux venus à la faveur du discrédit des autres plateformes et messageries notamment celles de Meta, explique Wired. La raison : contrairement à ses concurrents américains, Telegram ne propose ni algorithme de recommandation, ni publicité ciblée. Pourtant, depuis 2024, il est possible d’afficher des publicités sur les chaînes publiques de l’application. D’après son patron, Telegram tire des centaines de millions de dollars par an de son activité publicitaire et de la vente d’abonnements premium. Il jure également que l’entreprise sera bientôt rentable.

Le côté « anti Facebook » de Telegram lui vaut en 2021 une progression inédite de ses utilisateurs. Celle-ci est en partie liée au changement de politique de confidentialité de WhatsApp, qui fait fuir une partie des utilisateurs soucieux de leurs données. Mais cette « migration numérique historique », selon les termes de Pavel Durov, est également liée au bannissement par Facebook et WhatsApp de groupes américains d’extrême droite, suite à la contestation de l’élection de 2020 et à l’assaut du Capitole du 6 janvier 2021. Telegram fait alors office de refuge pour toutes sortes de groupuscules.

Modération aux abonnés absents

Depuis la crise du Covid, Telegram a également accueilli un nombre grandissant de communautés complotistes et anti-vaccination. Ces groupes comprennent parfois des dizaines de milliers de membres, à l’image de la communauté francophone « Le Grand Réveil ». Souvent lancés sur Instagram et Facebook, ces espaces de sociabilité et de partage d’informations migrent ensuite sur l’application russe pour éviter la modération.

« Certaines fonctionnalités de Telegram poussent au crime, estime le chercheur Mark Pohlmann. La fonctionnalité de géolocalisation « personnes à proximité » permet par exemple de trouver d’autres utilisateurs proches de soi, ce qui peut être facilement utilisé pour trouver un dealer, des prostitués… Aucune autre messagerie ne propose ce genre de service. Sur Signal, vous ne pouvez contacter que les gens que vous connaissez. »

Pourtant, malgré son statut de réseau social et la présence de chaînes publiques, la modération est quasi absente sur Telegram. 404 media, site d’information américain habitué à mener des enquêtes sur des organisations criminelles présentes sur la messagerie, rapporte que sur les nombreux signalements faits à Telegram au cours de leurs investigations, les contenus n’ont été retirés que dans un seul cas.

Pourtant, la plateforme pourrait très bien mettre en place des filtres de modération, estime Olivier Blazy. « Quand une conversation est chiffrée de bout en bout, le serveur central contrôlé par l’entreprise ne peut pas savoir ce qui est dit, car l’entreprise n’a pas accès aux clés qui permettent de déchiffrer les propos. Mais les groupes Telegram ne profitent pas de ce chiffrement. Donc l’entreprise est tout à fait en capacité de savoir ce qui est dit. »

Bref, Telegram peut… mais ne veut pas. Très peu de moyens semblent être déployés pour la modération. Malgré ses 950 millions d’utilisateurs, l’entreprise fonctionne en effectif réduit. Elle comptait seulement 30 salariés en 2022, une soixantaine aujourd’hui. En mars 2024, Pavel Durov – qui prévoyait alors l’éventuelle entrée en Bourse de son entreprise – se félicitait auprès du Financial Times de ne dépenser que « 70 centimes » par utilisateur.

Et l’entreprise assume en partie sa réticence à modérer. Officiellement, les conditions d’utilisation de Telegram interdisent aux utilisateurs de publier des contenus pornographiques illégaux, ou de promouvoir la violence sur les canaux publics. Mais sur les canaux privés, les règles ne sont pas si claires. « Il y a du contenu illégal sur Telegram. Comment puis-je le faire retirer ? », demande un utilisateur sur la page FAQ de Telegram. L’entreprise déclare qu’elle n’interviendra en aucun cas. « Tous les échanges et groupes sur Telegram restent privés entre leurs participants. Nous ne traitons pas les requêtes qui y sont liées ».

Manque de coopération récurrent avec les autorités

Bien sûr, Telegram n’est pas l’unique plateforme à faire preuve de laxisme en matière de modération. Les réseaux pédocriminels pullulent également sur Instagram par exemple, qui est cité comme le deuxième réseau social où se rendent les pédocriminels dans le rapport de Protect Children. De même, la vente de stupéfiants est monnaie courante sur Snapchat.

Mais Telegram refuse quasiment systématiquement de coopérer avec les autorités ou les organisations de signalement. « Ce n’est pas le cas d’autres plateformes où circulent aussi des contenus illégaux comme Discord, WhatsApp, Instagram ou encore Snapchat », compare Mark Pohlmann. Il rapporte que les contenus venus de Telegram signalés par Point de Contact sont très rarement supprimés par la plateforme.

Selon L’Informé, l’arrestation de Pavel Durov est précisément liée à un énième refus de coopérer de la plateforme. En août dernier, explique le média, un officier de police judiciaire « a signé une réquisition pour obtenir les données d’identification des auteurs d’un canal Telegram, aujourd’hui fermé. Cette réquisition a été envoyée aux îles Vierges britanniques, là où la messagerie est enregistrée ». Faute de coopération satisfaisante avec les autorités françaises, Pavel Durov a été arrêté.

De nombreux points restent encore à éclaircir. Pourquoi cette dernière affaire a déclenché plus qu’une autre l’arrestation du patron de Telegram ? Pourquoi ce dernier est venu en France alors qu’il était recherché par la justice ? L’existence de Telegram est-elle menacée ? La garde à vue du milliardaire a été prolongée jusqu’à demain, mercredi 28 août. Il pourra alors être libéré ou mis en examen, ce qui prolongerait sa détention par les autorités françaises.

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