Enregistrée à Bursins, sur la Côte vaudoise, l’entreprise Knight Shield Sàrl, spécialisée dans la protection balistique, a exporté en janvier et février 2024 un lot de boucliers pare-balles à destination de l’administration pénitentiaire israélienne.
C’est ce que révèle le Pôle enquête de la RTS, qui a pu avoir accès aux déclarations d’exportation de biens à double usage et militaires spécifiques vers Israël pour la période allant des mois d’octobre 2023 à avril 2024, des documents issus du Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO). Ce matériel est destiné aux forces d’intervention actives dans les prisons israéliennes.
Tôles pour blindage.
Autre entreprise romande dont le nom apparaît dans ces documents: Constellium Valais SA, basée à Sierre et active dans la production d’aluminium. Quelques jours après les attaques du 7 octobre, la société a obtenu un permis d’exportation du SECO pour un lot de tôles fortes utilisées comme plaques de blindage.
Le destinataire final, en Israël, travaille avec le ministère israélien de la Défense et les leaders de l’industrie locale de l’armement, comme Elbit Systems et Rafael. Constellium Valais SA n’a pas donné suite aux sollicitations de la RTS.
Utilisation civile et militaire.
Enregistrée à St-Blaise, dans le canton de Neuchâtel, la société Alpes Lasers SA a exporté en Israël, en avril 2024, un lot de 500 lasers à cascade quantique. Il s’agit d’une technologie pouvant être utilisée aussi bien à des fins civiles que militaires.
Sollicité par la RTS pour des précisions sur l’usage final, Alpes Lasers SA fait savoir qu’elle ne commente pas ses activités. Encapsulation et test sont les seuls objectifs mentionnés dans le document d’exportation.
Les lasers à cascade quantique sont utilisés à des fins militaires depuis plusieurs années, dans le cadre de contre-mesures infrarouges pour neutraliser les missiles ennemis. Israël parie sur cette technologie pour développer une alternative au Dôme de Fer, un système d’interception devenu très coûteux.
Industrie du drone.
Etablie à Bévilard, dans le Jura bernois, Schaublin Machines est réputée pour ses tours permettant l’usinage de pièces de très haute précision. La société en a exporté un exemplaire à un employé de l’Université Technion. Ce dernier est connu pour ses travaux sur les turbines à gaz miniatures qui révolutionnent l’industrie du drone, notamment militaire.
Questionné par la RTS pour des précisions sur l’usage final de son matériel, l’entreprise Schaublin Machines ne répond pas sur ce point, mais assure « suivre strictement les règles suisses et internationales en matière de licence d’exportation ».
Aussi outre-Sarine.
Au total, entre octobre 2023 et avril 2024, 20 permis d’exportation pour des biens à double usage à destination d’Israël ont été accordés à 17 entreprises suisses. Pour les biens militaires spécifiques, 21 permis d’exportation ont été accordés à quatre entreprises suisses. Au moins six des sociétés concernées sont basées en Suisse romande, neuf en Suisse alémanique et deux au Tessin. L’enjeu financier n’est pas l’objectif principal. Dans les documents consultés par la RTS, il y a des permis pour des articles vendus quelques centaines de francs seulement. Un seul permis a été accordé pour une exportation dépassant le million de francs, une broutille au regard des 64 milliards exportés par la Suisse au 1er trimestre 2024. L’intérêt des entreprises concernées est ailleurs, selon Philippe Cordonier, responsable du bureau romand de Swissmem, l’association qui défend les intérêts de l’industrie technologique suisse.
« Ce sont essentiellement des PME actives dans le domaine civil, mais qui utilisent les compétences acquises dans ces projets militaires, très innovants, pour développer des produits technologiques de haute qualité dans d’autres domaines d’activité », détaille Philippe Cordonier, responsable du bureau romand de Swissmem, l’association qui défend les intérêts de l’industrie technologique suisse.
De la peinture de camouflage et protectrice pour blindés, des stérilisateurs de laboratoire, des circuits hybrides, des processeurs neuromorphiques (puces avec systèmes de neurones artificielles), des combinaisons de protection complète avec conduits d’air intégré, une machine de découpe laser 2D et des composants chimiques utilisables dans les industries nucléaires et électroniques figurent parmi les biens concernés.
Aucun changement prévu à Berne
Même si ces pratiques sont légales en Suisse (voir encadré), elles interpellent alors que l’Etat d’Israël est critiqué pour ses agissements dans la bande de Gaza et que le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a demandé des mandats d’arrêt pour crimes de guerre contre le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et son ministre de la Défense, Yoav Gallant.
Pour Philippe Cordonier, de Swissmem, les questions éthiques sont du seul ressort des entreprises concernées: « C’est la responsabilité de l’entreprise de savoir si elle accepte ou non de vendre du matériel à des sociétés qui sont dans des pays en conflit. Nous n’avons pas à définir ce qu’une entreprise doit faire ou non ».
En mars 2024, le conseiller national neuchâtelois Fabien Fivaz (Les Vert.e.s) a déposé une motion pour exiger, entre autres, la suspension des livraisons de biens à double usage et militaires spécifiques à destination des Etats impliqués dans le conflit à Gaza.
Le Conseil fédéral a préconisé le rejet de ce texte, estimant que cela équivaudrait à suspendre ou interrompre des projets en cours, avec des ruptures de contrat, des conséquences financières considérables et de longs démêlés juridiques. De plus, aucun embargo n’a été décrété au niveau international, a-t-il ajouté en substance.
Une solution pourrait consister à formuler des exigences sur l’usage final du bien exporté, par exemple pour demander que le bien en question ne soit pas utilisé sur le théâtre d’opération à Gaza. Mais cela est malheureusement impossible, assure le rédacteur en chef de la Revue militaire suisse, Alexandre Vautravers: « Une entreprise peut le demander, mais on n’a pas le droit d’exiger une compliance. Et même en cas d’engagement, s’il y a un non-respect de la part de l’acheteur, il n’existe aucune instance devant laquelle l’affaire pourra être portée. Et aucune sanction n’est prévue ».
Claude-Olivier Volluz, Pôle enquête RTS
Des biens évalués au cas par cas
Actuellement, les restrictions d’exportation à destination d’Israël concernent les biens pouvant être utilisés directement dans le conflit, comme les armes, les munitions, les explosifs et autres moyens de combat.
Les demandes d’exportation des biens à double usage (usage possible à des fins aussi bien civiles que militaires) et militaires spécifiques sont évaluées au cas par cas selon les critères harmonisés au niveau international de la législation sur le contrôle des biens.
Les biens militaires spécifiques sont les biens qui ont été conçus ou modifiés à des fins militaires, mais qui ne sont pas des armes, des munitions, des explosifs militaires ni d’autres moyens de combat ou pour la conduite du combat, ainsi que les avions militaires d’entraînement avec point d’emport.