Taylor Swift et le capitaine Dreyfus, par Raphaël Jerusalmy

Les Israéliens et bien des Juifs de Diaspora voient, dans ce refus de parler de Gaza sur scène, un soutien tacite à Israël

Raphaël Jerusalmy
Raphaël JerusalmyAncien officier du renseignement militaire israélien, Auteur d' »Evacuation » chez Acte Sud.
FILE - Taylor Swift performs during "The Eras Tour," at Nissan Stadium in Nashville, Tennessee.
FILE – Taylor Swift performs during « The Eras Tour, » at Nissan Stadium in Nashville, Tennessee.(AP Photo/George Walker IV, File)

Cette semaine, la chanteuse Taylor Swift a été contrainte d’annuler ses concerts en Autriche suite à des tentatives d’attentat d’inspiration islamiste. Des dizaines de milliers de fans se sont retrouvés dans le désarroi. Nombre d’entre eux sont des militants propalestiniens alors que d’autres, Israéliens ou Juifs pour la plupart, soutiennent l’État hébreu. Les premiers reprochent à Swift de garder le silence sur les vicissitudes dont sont actuellement accablés les habitants de Gaza. Les seconds aimeraient bien qu’elle arbore le ruban ou bracelet jaune en signe de solidarité avec les otages israéliens détenus par le Hamas. La question se pose de savoir si Taylor Swift doit prendre position ou si, au contraire, il est préférable qu’elle s’en abstienne. Cette question dépasse de loin le thème de la liberté d’expression qu’artistes, intellectuels et journalistes partisans brandissent à tout bout de champ afin de légitimer l’usage douteux qu’ils font de leur statut social et de moyens de communication de masse à leur disposition dont ne jouit pas le « commun des mortels ». En quoi l’opinion d’une chanteuse, d’un sculpteur ou d’un romancier est-elle plus importante que celle d’un ouvrier, d’un médecin, d’une paysanne ?

Bien des fans de Taylor Swift, venant à ses concerts qu’ils transforment en manif’ avec des drapeaux palestiniens et des pancartes, lui reprochent son silence. Sur les réseaux sociaux, ils exigent qu’elle choisisse son camp, citant sa célèbre chanson de 2010, intitulée « Speak Now ». Il existe même une plateforme qui cible les célébrités se refusant à prendre position, nommée « Blockout 2024 ». C’est une sorte de BDS de l’art. Avec Taylor Swift, Justin Bieber ou Selena Gomez en sont les victimes de choix. Tout simplement parce qu’ils veulent se produire pour le plus grand nombre, sans distinction d’origine ni de point de vue. Au contraire, leurs immenses concerts sont supposés faire fusionner divers publics en un rare moment d’union. Mais aujourd’hui, ils sont sabotés au profit de la propagande et de l’incitation à la haine.

De l’autre bord, les Israéliens et bien des Juifs de Diaspora voient, dans ce refus de parler de Gaza sur scène, un soutien tacite à Israël. Ils vont jusqu’à utiliser sa chanson de 2022, « Bigger Than the Whole Sky » comme hymne à la mémoire de Roni Eshel, un soldat de Tsahal qui était un grand admirateur de Swift et fut tué le 7 octobre. Avant que sa mort soit officiellement déclarée, ses amis ont signé une pétition pour que Swift intervienne en sa faveur. Ils viennent à ses concerts avec des bracelets jaunes qu’ils distribuent au public. Ce qui représente aussi une ingérence dans un évènement artistique de nature apolitique.

On retrouve ces ingérences sur les marches du Festival de Cannes où les messages à caractère politique sont pourtant strictement interdits. Les stars dites engagées usent de stratagèmes, telles les robes de Bella Hadid et Cate Blanchett aux couleurs du drapeau palestinien. Les festivals littéraires, les colloques, les compétitions sportives, aucun évènement n’est épargné par la hargne des fans du Hamas et du Hezbollah.

Cette épidémie atteignant tous les coins et recoins de la vie rappelle l’affaire Dreyfus qui déchira la France entre 1894 et 1906. Alfred Dreyfus, officier français et juif, fut accusé de trahison, condamné et déporté au bagne. Les artistes et les intellectuels français, qu’ils soient dreyfusards ou antidreyfusards, mirent leurs talents au service de leurs convictions. Mais pas tous.

« Jamais je n’ai fait d’actualité. Ça n’est pas mon genre », répondit un certain Henri de Toulouse-Lautrec à un rédacteur de L’Aurore qui lui demandait un dessin sur l’affaire Dreyfus. Toulouse-Lautrec se consacrait tout entier à son art, le préservant de toute intrusion de caractère idéologique ou religieux. En dépeignant la vie nocturne de Pigalle et Montmartre, il a pourtant fait beaucoup pour la cause sociale. Ses modèles étaient les Taylor Swift de l’époque : la Goulue au Moulin Rouge, première vedette à inaugurer l’Olympia, Jane Avril, Yvette Guilbert. Elles chantaient et dansaient pour tous, petits boutiquiers et bourgeois, dreyfusards et antidreyfusards. Le public se serait d’ailleurs esclaffé de rire si elles avaient eu le mauvais goût de faire des discours « engagés », entre deux levers de jambes du French Cancan. Dreyfus fut acquitté et réhabilité douze ans après son odieux jugement, en partie grâce à un article enflammé du journaliste et écrivain Émile Zola.

La leçon à retenir des abus de droits d’opinion et d’expression perpétrés par la gente « antisioniste », c’est qu’ils infestent des domaines, comme la musique ou le sport, qui devraient souder les gens plutôt que les diviser. Alors, liberté d’expression ? Oui, pour les appels au dialogue et à la paix. Et sinon, mieux vaut le silence. Ou la voix harmonieuse d’une Taylor Swift.

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