En Israël, des chercheuses veulent créer des sacs à main en cuir de… poisson.
Une styliste et une ingénieure participent à un projet de l’UE visant à recycler des déchets de poissons en cuir pour l’industrie de la mode, un projet très prometteur selon elles
Deux chercheuses israéliennes, l’une spécialisée dans la fabrication du cuir et l’autre dans la technologie de l’impression, tentent de faire revivre l’art séculaire de la fabrication du cuir à partir de la peau de poisson, une matière première durable produite à partir de déchets. Elles ont ainsi fabriqué des sacs à main respectueux de l’environnement, avec différents motifs et impressions numériques, pour l’industrie de la mode.
La transformation de la peau de poisson en cuir, autrefois utilisée par les peuples indigènes de l’Arctique en Europe du Nord et en Asie pour fabriquer des vêtements et des accessoires, a connu un certain retour ces dernières années, l’industrie de la mode cherchant de plus en plus à réduire ses déchets. Le cuir de poisson a également attiré l’attention des stylistes haut de gamme qui souhaitent l’incorporer dans des vêtements de luxe.
Le cuir de poisson n’a toutefois pas encore percé dans le secteur industriel du monde de la mode.
Ira Farber, chef du groupe de chimie de l’entreprise de fabrication d’imprimés Kornit Digital, et Ori Topaz, designer au Shenkar College of Engineering, Design and Art, ont participé à un projet de recherche financé par l’Union européenne (UE) portant sur la viabilité de la transformation des peaux de poisson en un cuir écologique pouvant être produit à l’échelle industrielle pour l’industrie de la mode. Le projet, lancé en 2020, était dirigé par un consortium de recherche composé d’organisations et d’institutions universitaires de six pays.
Dans le cadre de ce projet commun, Farber et Topaz ont allié créativité et ingénierie, et surmonté les obstacles technologiques auxquels se heurtait l’impression numérique sur la peau de poisson, pour concevoir et fabriquer manuellement deux sacs à main artisanaux qui, selon elles, serviront de preuve de concept pour une fabrication à l’échelle industrielle.
La peau de poisson est un sous-produit de l’industrie piscicole qui, le plus souvent, est déversé dans des décharges ou rejeté dans la mer, générant des millions de tonnes de déchets qui menacent les écosystèmes naturels. La consommation de poisson en tant que protéine animale devrait par ailleurs augmenter.
« L’idée était de prendre les déchets d’une industrie, l’industrie du poisson, et de les réutiliser comme nouvelle matière première pour l’industrie de la mode, qui est toujours assoiffée de nouveaux matériaux et concepts, surtout lorsqu’ils s’accompagnent d’une déclaration durable – quelque chose de fiable et qui a un grand impact », explique Topaz.
« Travailler avec des peaux de poisson est une preuve de concept qui permet de transformer des déchets de manière applicable, durable et esthétique, de stimuler le changement dans le monde de la mode et d’ouvrir de nouvelles possibilités pour les créateurs ».
L’industrie de la mode est l’un des plus grands pollueurs au monde, selon les Nations unies (ONU). La mode est responsable de près de 8 % de la production mondiale de dioxyde de carbone, et la teinture des textiles est un pollueur majeur de l’eau, selon le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE). C’est la deuxième industrie la plus polluante après celle du pétrole et du gaz, avec 1,2 milliard de tonnes d’émissions de gaz à effet de serre par an.
La transformation de la peau de poisson en cuir ne nécessite pas les mêmes ressources et ne laisse pas la même empreinte carbone que l’élevage de bétail. De plus, elle n’utilise pas d’espèces en voie de disparition et ne soulève pas de problèmes éthiques liés à l’agriculture animale.
Le cuir de poisson peut être fabriqué à partir de la peau de n’importe quel type de poisson, y compris le cabillaud, la carpe, le poisson-chat, le saumon et d’autres. Une fois étiré, séché et tanné, le cuir de poisson est durable, inodore et plus résistant que le cuir de vache conventionnel, selon Topaz.
« La première réaction de la plupart des gens lorsqu’ils voient du cuir de poisson est de le sentir, et ils sont très surpris parce qu’il a la même odeur que du vrai cuir de très bonne qualité », raconte Topaz. « Il est plus résistant que le cuir de vache, car la structure des fibres ressemble davantage à un filet qui doit résister à la pression de l’eau. »
« Il a un aspect très texturé, plus proche des cuirs exotiques comme la peau de crocodile, qui est très recherchée dans l’industrie de la mode », ajoute-t-elle.
Pour ce projet collaboratif, des peaux de saumon ont été obtenues auprès de Nordic Fish Leather, une tannerie durable située en Islande.
« Le processus de tannage de la peau de poisson est beaucoup plus court. Vous pouvez obtenir un cuir en trois semaines environ. Ce qui est nettement moins long que le processus pour les peaux de vache, de mouton et de chèvre, qui prennent environ trois mois », a fait remarquer Ori Topaz.
Après le tannage, la peau se transforme en ce que l’on appelle dans le processus une croûte, c’est-à-dire un matériau en cuir ayant une forme très basique. Elle est ensuite teintée, colorée ou ornée d’un motif.
C’est là qu’intervient le rôle de Kornit Digital dans ce projet commun. L’entreprise, basée à Rosh Haayin, développe des technologies et des techniques d’impression numérique pour les industries de la confection et du textile et est pionnière dans la production d’encres non toxiques à base d’eau utilisées pour l’impression de dessins directement sur les vêtements ou les tissus.
La peau de poisson n’étant pas un textile, nous avons dû mettre au point un processus d’impression complètement différent et procéder à des ajustements, notamment pour adapter la chimie de l’encre au nouveau substrat », explique Farber de la société Kornit, une « chimiste » dans l’âme. « Nous avons également utilisé un logiciel et un calibrage différents pour reproduire des couleurs très vives et précises. »
« Pour l’étape finale du processus d’impression, il était crucial de modifier le processus de séchage, en raison de la sensibilité du substrat, qui peut se déformer ou se rétracter à des températures élevées », a expliqué Farber.
Selon Topaz, l’un des inconvénients de la peau de poisson est qu’elle se présente sous la forme de petits morceaux de formes irrégulières, difficiles à assembler. L’un des deux sacs à main produits dans le cadre du projet commun a été fabriqué à partir de six peaux, l’autre à partir de dix.
« La machine que nous avons utilisée est destinée aux T-shirts et dispose d’une table d’impression d’environ 40 centimètres sur 50, qui peut accueillir entre quatre et cinq peaux, soit l’équivalent d’une peau de chèvre, que l’industrie du cuir utilise massivement, principalement pour des sacs à main et des porte-monnaie de taille moyenne à petite, etc. « Grâce à la technologie d’impression, nous avons pu dissimuler les lignes de connexion, qui sont généralement moins appreciees. »
Topaz a ajouté que grâce à la technologie de l’impression numérique, « il est possible de prendre le matériau de base et de lui donner un nouvel aspect chaque saison ou chaque année, d’une manière beaucoup plus durable, les autres procédés tels que la coloration ou la teinture utilisant généralement des procédés non écologiques ou polluants ».
Topaz estime que les sacs à main sont une bonne taille pour le projet collectif, dont l’objectif était de créer un modèle pour la production industrielle de cuir de poisson dans l’industrie de la mode.
« Nous avons étudié la façon dont les sacs à main en cuir sont fabriqués et, avec de petites adaptations, nous avons pu recréer le processus de la chaîne en utilisant de la peau de poisson ; nous avons créé une sorte de guide pour présenter la façon dont cela peut être fait avec une technologie d’impression donnant un contrôle total sur l’apparence visuelle – un manuel d’utilisation pour produire en grandes quantités », a expliqué Topaz.
Pour ce qui est de l’aspect financier, Topaz estime que la différence de prix entre un sac en peau de vache et un sac en peau de poisson ne sera pas énorme.
« Si vous êtes un acheteur consciencieux et que la durabilité est importante à vos yeux, des critères auxquels les clients sont de plus en plus sensibles aujourd’hui, car ils veulent savoir ce qu’ils achètent et d’où cela vient, alors cela vaut la peine de payer, cela vaut la peine d’investir », estime-t-elle.
Farber et Topaz sont toutes deux optimistes quant à la croissance des produits en peau de poisson recyclée, tels que les vêtements.
« Ce dont nous avons besoin maintenant, c’est d’un partenaire industriel – une petite ou moyenne entreprise – pour reprendre le flambeau là où nous l’avons laissé », a dit Topaz.
T.O.I.