Forum France-Israël du Cyber. Ce matin ouverture des rencontres France-Israël au Sénat. Introduction par Roger Karoutchi.
Dans Marianne :
Roger Karoutchi, premier vice-président du Sénat, notamment en charge des questions internationales, invite nos responsables politiques à penser autrement les relations internationales et les enjeux de défense afin d’assurer à la France sa dimension de puissance stratégique et globale.
Nous assistons en direct à la fin de « la Fin de l’histoire », célèbre titre de l’ouvrage de Francis Fukuyama du début des années quatre-vingt-dix. Voici que sonnent en effet à la fois le retour de l’affirmation des puissances sur la scène internationale et le retour des risques systémiques, qu’ils soient pandémiques ou liés au réchauffement climatique, les deux n’étant d’ailleurs pas contradictoires. La parenthèse 1990-2022, née de la fin de la guerre froide et de la chute du mur de Berlin, se referme assez violemment avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
À cette époque, la France n’échappe pas à l’illusion des dividendes de la paix. Comme de nombreux autres, elle n’est pas parvenue à penser différemment que ce que les circonstances semblaient lui dicter. C’est dans ce contexte que les budgets militaires n’ont cessé de diminuer dans les années quatre-vingt-dix, 2000 et 2010, et que les lois de programmation militaire n’étaient jamais exécutées. Il a fallu la démission fracassante du Chef d’État-major des armées, Pierre de Villiers, en 2018 pour que soit mis un terme à cette spirale aussi dangereuse que suicidaire en termes de souveraineté. Mais le drame de cette situation procède aussi de notre incapacité collective à anticiper l’avenir, à mener des études prospectives, à scénariser les possibles ruptures de l’Histoire. En un mot à penser autrement. En effet, le contexte invite à un changement de paradigme : les années 1990 à 2020 ont été le temps de l’expéditionnaire, les fameuses OPEX, des Balkans au Mali en passant par l’Afghanistan. 2022 signe le retour de la défense du territoire.
Capacités militaires
Si pendant cette longue période de vaches maigres (même après les attentats du 11-Septembre, les Européens ont continué à se désarmer), nous n’avons réellement sacrifié aucun élément de l’ensemble du spectre des armées, nous les avons en revanche réduits à la portion congrue. Rendons néanmoins hommage aux responsables de l’époque qui ont compris que sacrifier une capacité c’était la perdre définitivement. Notre armée, en 2017, était devenue échantillonnaire, ne disposant d’aucune masse critique sur aucun segment et faisant l’impasse sur plusieurs enjeux d’avenir comme les drones ou le spatial (ni la France, ni l’Europe ne disposent, à l’heure de la rédaction de cette tribune et pour encore plusieurs mois, de lanceurs pour envoyer en orbite des satellites militaires).
Seul point disruptif : la dissuasion nucléaire, clef de voûte de notre défense nationale, elle n’a jamais été remise en cause, même si certains ont hésité à nous placer directement sous le parapluie américain, ce qui aurait permis de faire quelques économies supplémentaires. Elle est d’autant plus décisive qu’elle est le fruit d’une pensée politique et géostratégique originale et d’une longue histoire universitaire, scientifique, humaine, industrielle et organisationnelle quand on sait les défis que représente la permanence à la mer depuis 1972. C’est de cette pensée et de cette action que l’on doit s’inspirer.
Nouvelle guerre froide
Le retour de l’Histoire et du tragique dans la politique avec la guerre en Ukraine doit faire taire les inconscients et les inconsistants. Cette guerre est l’un des symptômes d’un affrontement plus global entre de nouveaux blocs. Une seconde guerre froide, en quelque sorte, mais qui se différencie de la première. D’abord parce que ces deux blocs sont aujourd’hui interdépendants au plan économique, ce qui n’était pas absolument pas le cas des échanges entre la Russie soviétique et les États-Unis, qui étaient quasi nuls. Ensuite parce que nous ne maîtrisons pas les éléments de cette nouvelle guerre froide. Elle est bien plus globale que la première, couvre de nouvelles dimensions, comme les espaces exo-atmosphériques ou les espaces sous-marins (pensons à Nord Stream et aux câbles sous-marins), et fait intervenir de nouveaux acteurs (États et groupes terroristes pour ne citer qu’eux). Dans ce contexte, nous ne devons pas imaginer que la France puisse redevenir la puissance qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être simplement parce que les crédits des lois de programmation militaire (LPM) ont massivement augmenté depuis 2018. Le questionnement est plus fondamental. Comme l’exprimait Raymond Aron, « avec l’instrument militaire, vous ne pouvez pas tout faire. Sans l’instrument militaire, vous ne pouvez rien faire ».
Et de ce point de vue, les enjeux sont considérables pour la France. La dissuasion nucléaire rend les actions et les entreprises « sous le seuil nucléaire » multiples et nécessaires pour tout pays souhaitant demeurer au premier rang du concert des Nations.
L’hybridation des menaces, la guerre cognitive, la multiplication des innovations technologiques, de l’intelligence artificielle au quantique en passant par le numérique renforcent les grands acteurs que sont la Chine et les États-Unis, notamment pour des raisons de capacités financières, d’investissement, d’espaces et de ressources naturelles. Mais elle ouvre aussi, considérablement, le champ des possibles en multipliant les stratégies du faible au fort.
Volontarisme politique
La stratégie française du XXe siècle en est un exemple. Son histoire et le primat du volontarisme politique incarné par le Général de Gaulle, et en matière de défense par Pierre Messmer, ont permis de maintenir la France hors de l’eau. Mais fragilisée par un système éducatif défaillant, une natalité en berne, des finances publiques impotentes, une diplomatie tourmentée comme on le voit encore tout récemment en Afrique, et des erreurs manifestes de politiques publiques, la France est aujourd’hui à la croisée des chemins parce qu’elle ne fait plus de choix depuis une quarantaine d’années. On ne pense plus, on gère.
Le moment est donc venu d’à nouveau faire des choix. Et, à l’image de la dissuasion nucléaire, de penser différemment et à horizon de plusieurs générations. Il est encore temps. Les chantiers sont nombreux : à ceux évoqués ci-dessus, s’ajoutent au premier chef pour les armées les enjeux des ressources humaines. Fidélisation, recrutement, entraînement, permanence de compétences multiples et stratégiques, format : les ressources humaines en matière militaire sont absolument prioritaires et doivent faire l’objet de la plus grande attention. L’ultra virtualité des réseaux sociaux et des nouvelles technologies ne peut nous faire oublier que malgré toute l’automatisation voire la robotisation que l’on peut imaginer, la résilience des armées, ce sont les hommes et les femmes qui la composent. L’ambition affichée des réserves est un chantier gigantesque où l’État devrait faire plus pour inciter les citoyens à y entrer.
Àbsence d’une vraie stratégie
Viennent ensuite de nombreux enjeux d’organisation. Dans un certain nombre de cas, notre organisation de défense n’est pas adaptée au monde qui vient. Le cœur des réflexions de la LPM a été budgétaire et donc capacitaire. Si c’était bien entendu nécessaire, le temps n’a pas été suffisamment pris pour réfléchir aux multiples disruptions qui peuvent advenir dans la nouvelle configuration géopolitique. Et d’en tirer les conséquences pour la réforme du ministère. Il est curieux que les deux exercices aient été décorrélés. Penser le monde qui vient pour s’adapter est pourtant une nécessité. Il est ainsi à craindre que l’absence d’une vraie stratégie du fait de l’absence d’un vrai cadre stratégique (pas de livre blanc avant la LPM mais une Revue Nationale Stratégique trop limitée) ne finisse par se faire ressentir.
Enfin viennent les enjeux de data et de renseignement, de numérisation, de masse critique, d’une bien meilleure articulation civilo-militaire, de nouveaux partenariats internationaux notamment. Il faut réinvestir les postes d’influence dont nous disposons dans les états-majors internationaux à l’OTAN et à Bruxelles.
Si tous ces chantiers sont absolument décisifs, ils seront d’autant mieux intégrés qu’ils seront les éléments opératifs et tactiques au service d’une ambition. Quelle est-elle ? Redonner à la France sa vocation de puissance stratégique incontournable. Ce fut l’ambition de Richelieu lorsqu’il parvint au pouvoir, après des années d’errements d’une régence fragile. Membre du conseil de sécurité de l’ONU, dépositaire de la dissuasion nucléaire, présente sur les trois continents grâce à nos outre-mer, dotée d’un esprit de défense et d’un lien armée-nation particulier comme en témoigne le défilé militaire du 14 juillet, la France dispose des éléments théoriques d’une puissance stratégique. Puissance stratégique capable d’exercer un leadership ; puissance stratégique capable de définir les perspectives pour le bien de l’humanité, par exemple dans les nouveaux espaces communs (« les global commons »), hier lieux de libertés, désormais objets de conflictualités multiples et de nouvelles souverainetés : les océans et les fonds marins, l’espace ou encore le cyber ; puissance stratégique au plan industriel, technologique et humain. Puissance stratégique, enfin, parce que l’ambition et la vocation de servir la France n’ont jamais déserté nos troupes, nos soldats et leurs familles, car notre armée est une armée d’emploi, prête à payer le prix du sang.
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