Juifs américains : le tournant du 7 octobre.
Pendant longtemps, les Juifs américains, soit environ 7 millions de personnes, ont fait figure d’exception au sein de la Diaspora: “America is my Zion”
La plus grande communauté juive hors Israël vit aujourd’hui un moment décisif de son histoire, justement parce qu’elle a connu un parcours différent de toutes les autres diaspora juives dans le monde.
Si les toutes premières communautés juives américaines débarquent d’Amérique du Sud, puis d’Allemagne au cours du 19e siècle, c’est une énorme vague de Juifs d’Europe de l’Est qui arrive sur le sol américain au tournant du 20e siècle, fuyant à la fois les pogroms et la misère économique. Cette population, habituée à un antisémitisme endémique, sera émerveillée par la tolérance américaine à son égard, et en profitera pour se développer à une vitesse éclair.
« America is different« , diront ces émigrés qui ne demandent qu’à devenir plus Yankee que les Yankees. Certains rabbins libéraux iront jusqu’à déclarer que « America is my Zion », « l’Amérique est mon Sion », renonçant ainsi à se définir comme un peuple à part pour devenir partie intégrante de la société américaine, qui considère alors que, tant que vous avez un Dieu, le type de religion dans lequel vous choisissez de l’honorer vous regarde entièrement.
« America is different », diront ces émigrés qui ne demandent qu’à devenir plus Yankee que les Yankees
Cette liberté religieuse, couplée à une admiration américaine pour le succès, va permettre une prospérité sans précédent de la communauté. Pendant plus d’un siècle, épargnés par l’Holocauste et d’autres épisodes sombres qui frappent la Diaspora, les Juifs américains vont exceller et parvenir à des postes clefs dans la société américaine, tout en apportant un soutien exceptionnel à Israël. L’histoire du jeune Etat hébreu ne serait pas la même sans la philanthropie américaine.
70% de mariages mixtes
Mais voilà qu’au tournant du 21e siècle, cette intégration exceptionnelle finit par dévoiler ses faiblesses. La flexibilité religieuse, ce motif de fierté, ouvre la voie à un taux particulièrement élevé de mariages mixtes. Selon le dernier sondage de l’institut Pew en 2020, 70% des juifs qui se sont mariés depuis 2010 ont épousé des non juifs. Et moins de 30% des ces couples élèvent leurs enfants de façon juive. Par ailleurs, quand on interroge l’ensemble de la communauté sur ses activités dites « juives » la réponse qui dépasse de loin toutes les autres est culinaire : manger ou cuisiner des mets juifs.
Autrement dit, pour la génération millénial, être juif devient de plus en plus une revendication culturelle du bagel, et de moins en moins une appartenance à une nation indigène, aux rites bien distincts. D’ailleurs quand on les interroge sur l’avenir, la plupart estiment qu’il est plus important que leurs petits-enfants héritent de leurs convictions politiques plutôt que d’épouser un partenaire juif.
Pour la génération millénial, être juif devient de plus en plus une revendication culturelle du bagel
Ce constat établi, il n’est donc plus du tout étonnant que la jeune génération juive américaine soit beaucoup moins sioniste que les précédentes. Pourquoi en effet épouser une cause d’émancipation nationale lorsqu’on ne sent pas pas appartenir à ladite nation ? En particulier si celle-ci vous gêne aux entournures dans un climat woke post-nationaliste et post-genré ?
Une communauté aux abois
Voilà le tableau jusqu’au 6 octobre. Mais, depuis, un tournant a été marqué. Car pour la première fois depuis très longtemps dans son histoire, la communauté juive est violemment prise à partie. Paul Kessler, un manifestant juif de 65 ans, est mort après avoir été frappé par un professeur pro-palestinien à Los Angeles. Des étudiants sont intimidés, bousculés et menacés sur les campus universitaires. Sur les réseaux sociaux, les témoignages affluent. Celle d’une immense déception d’abord, d’un sentiment d’abandon et de trahisons par des amis et les camarades des grandes causes politiques américaines de ces dernières années. Certains se sentent en danger et songent à ôter la mezzouza de leurs portes. Un contexte et un climat malheureusement trop bien connu des Juifs européens.
Aujourd’hui, de nombreux juifs américains évoquent un retour aux sources. Attaqués pour ce qu’ils sont, certains ont un réflexe identitaire
Les réactions ne se font pas attendre. Les fédérations juives sont montées au front, de nombreux mécènes juifs ont retiré leur soutien aux universités qui n’ont pas su condamner le massacre du 7 octobre et ne font pas assez pour assurer la sécurité de leurs étudiants juifs et israéliens. Ces mêmes fédérations ont organisé, hier, le plus grand rassemblement juif qui ait jamais existé aux Etats-Unis, puisque 290 000 ont rallié la marche. Le précédent « record » avait eu lieu en 1987, où 250 000 américains avaient alors manifesté pour les juifs de l’ex-URSS.
Une vague d’alyah est pour l’instant difficile à envisager. L’immigration juive américaine en Israël est traditionnellement faible. Le nombre d’Israéliens américains est en effet à peu près similaire à celui des Franco-Israéliens, pour une communauté américaine dix fois supérieure à la française. Mais de nombreux juifs américains évoquent un retour aux sources, à la liturgie, aux traditions. Attaqués pour ce qu’ils sont, certains ont un réflexe identitaire. S’il est encore difficile de mesurer toutes les conséquences de cette période, il ne s’agit sans aucun doute d’un tournant historique pour le judaïsme américain.