Michael Ayari, analyste spécialiste de la Tunisie pour l’International Crisis Group (ICG), a réalisé un papier très documenté mais alarmiste sur le risque de défaut de paiement du gouvernement Tunisien en raison notamment de la décisions du président Kais Saïed de ne pas recourir à un accord avec le FMI.
En voici de larges extraits qui montrent l’ambivalence de l’Europe, déçue par l’autoritarisme du régime et le souhait d’une étroite coopération avec lui dans la lutte contre l’immigration clandestine .
L’article et la traduction de l’anglais au français sont signés Mateo Gomez.
« Depuis juillet 2021, note Michael Ayari, lorsque le président Kaïs Saïed a fait son coup de force en limogeant le premier ministre et en suspendant le parlement, la Tunisie a pris un nouveau tournant autocratique alors que la crise économique ne cesse de s’aggraver ». Le président de consolider son soutien public, réel au moment de son élection comme Président avec un score de presque 8O% des voix, par « une rhétorique nationaliste virulente », émaillé d’ »insinuations racistes » rejetant la responsabilité de la crise économique sur les migrants d’Afrique subsaharienne.
« Entre-temps, poursuit l’auteur du rapport, le président tunisien a rejeté les conditions d’un prêt proposé par le Fonds monétaire international (FMI) visant à équilibrer le budget et à restaurer la confiance des investisseurs, en « poussant le pays au bord du défaut de paiement de sa dette extérieure ».
En d’autres termes, la Tunisie se trouve au bord de l’effondrement financier.
L’immigration irrégulière, roue de secours.
Dans un premier temps, l’Union européenne (UE) et nombre de ses États membres se sont montrés très préoccupés par la direction prise par la Tunisie sous la présidence de M. Saïed. « Mais l’Europe, note le chercheur, s’est progressivement recentrée sur la lutte contre l’immigration irrégulière ». Aujourd’hui, l’UE considère la Tunisie comme un partenaire clé dans la lutte contre l’immigration clandestine, une tâche qui, selon elle, nécessitera d’importants programmes d’aide afin que Tunis puisse obtenir les résultats escomptés par l’Europe tout en maintenant la stabilité. « Ces deux priorités ont pris le pas sur le rétablissement de la démocratie et de l’État de droit, estime Michael Ayari, produisant un flux de financement qui, selon les critiques, équivaut à un chèque en blanc pour le gouvernement de M. Saïed ».
L’UE et les États membres doivent trouver un équilibre difficile entre leurs différents objectifs en Tunisie d’un côté, et les réformes en matière de droits et de gouvernance qui restent nécessaires pour stabiliser le pays. « Depuis les actions fatidiques de Saïed en 2021, poursuit l’auteur du rapport, l’Europe ne sait plus quoi faire à l’égard de la Tunisie (…) Parmi les Tunisiens ordinaires, la peur de la répression, qui avait disparu à la suite du renversement du président Ben Ali lors du printemps arabe de 2011, refait surface. Depuis la mi-février, les arrestations et les condamnations de personnalités publiques se sont accélérées ». Véhiculant un programme d’inspiration nationaliste, le président joue sur « le ressentiment à l’égard de l’ancienne classe politique ».
Non aux « diktats étrangers ».
Michael Ayari estime que « les différends relatifs aux réformes économiques ont compliqué les efforts visant à apporter à la Tunisie l’aide financière dont elle a désespérément besoin, alors que son économie est ébranlée (entre autres) par la pandémie et la guerre en Ukraine ». Le FMI semblait prêt à offrir une bouée de sauvetage sous la forme d’un prêt de stabilisation de 48 mois, d’un montant de 1,9 milliard de dollars, après avoir conclu un accord avec Tunis à la fin de l’année 2022.
Mais il aurait fallu pour cela que la Tunisie, entre autres, réduise les subventions aux carburants et réforme les entreprises publiques – des mesures impopulaires sur le plan politique. M. Saïed, ainsi que le principal syndicat tunisien, ont considéré ces conditions comme des « diktats étrangers » et ont laissé entendre que leur impact social serait trop important. En réponse, Bruxelles a subordonné la poursuite de son aide financière à un accord de crédit du FMI et au respect de ses conditions. Pour l’instant, Tunis semble laisser les négociations en jachère.
Mais les États membres de l’UE – en particulier l’Italie – semblent de plus en plus préoccupés par la montée en flèche de l’immigration illégale en provenance de la Tunisie. Les arrivées en Italie ont triplé au cours des deux dernières années, atteignant 56 000 en août 2022. L’Italie cherche de plus en plus à obtenir un assouplissement des conditions du prêt du FMI, craignant que l’alternative ne soit un effondrement économique et une montée de l’immigration. D’autres pays européens restent attachés au projet de réforme, et certains (comme la France et l’Allemagne) ont exprimé leur profonde inquiétude face à la rhétorique anti-migrants de Tunis. Mais en ce qui concerne la politique de l’UE, les inquiétudes concernant l’effondrement économique et le défi de l’immigration sont de plus en plus au centre des préoccupations.
Le risque de défaillance.
Le constat financier est clair et accablant. « La Tunisie est exposée à un risque sérieux et croissant de défaut de paiement de sa dette extérieure, et elle aura besoin d’une aide extérieure pour le relever ». D’ici 2024, avec 2,6 milliards de dollars de remboursements de dettes étrangères prévus (y compris une obligation libellée en euros arrivant à échéance en février, équivalant à 900 millions de dollars). Comment régler cette somme? Le gouvernement l’ignore..
Notre expert tranche sans appels. « Le prêt du FMI en cours de discussion serait le moyen le plus sûr pour la Tunisie de rester à jour dans ces paiements », non sans retombées politiques, le FMI devenant le bouc émissaire de toutes les mesures impopulaires que le gouvernement tunisien pourrait adopter.
Un non accord périlleux
Le scénario de non-accord qui pourrait s’avérer catastrophique. « L’UE devra cesser son assistance financière, écrit Michael Ayari, puisqu’elle est conditionnée à un accord avec le FMI. Quant aux États arabes du Golfe, si l’Arabie saoudite a accordé à la Tunisie un prêt à taux réduit de 400 millions de dollars et une subvention de 100 millions de dollars en juillet, ni Riyad ni les autres capitales du Golfe ne sont susceptibles d’offrir davantage de crédit en l’absence d’un accord avec le FMI et d’un programme de réforme économique clair. L’échec des négociations avec le FMI pousserait probablement le gouvernement à se mettre en défaut de paiement ».
Un défaut de paiement entraînerait la Tunisie dans une dangereuse spirale. Il pourrait déstabiliser le secteur bancaire, notamment en raison de la forte exposition des banques nationales aux bons et obligations du Trésor, ainsi qu’aux devises étrangères. Elle pourrait également évincer le secteur privé en raison d’un resserrement du crédit, les besoins d’emprunt du gouvernement augmentant ; provoquer une baisse de la production ; générer encore plus d’inflation ; permettre une corruption encore plus grande ; stimuler l’économie informelle ; et déclencher des affrontements le long des chaînes de distribution de l’agriculture dans les zones rurales. Les personnes qui protestent contre la détérioration brutale de la situation économique et sociale pourraient déclencher une réaction violente de la part des partisans de Saïed, qui pourraient essayer de diriger les frustrations populaires vers les hommes d’affaires et les membres de l’opposition. Dans toutes ces circonstances, de nombreux Tunisiens quitteraient vraisemblablement le pays vers l’Europe.
L’absolution de Bruxelles
En juillet, l’UE et la Tunisie ont signé un protocole d’accord pour établir un partenariat bilatéral qui englobe la coopération sur les questions économiques, la transition numérique, l’énergie verte et la migration.
Dans le cadre de ce pacte, Bruxelles a offert 900 millions d’euros d’aide macrofinancière conditionnée à un accord avec le FMI, 150 millions d’euros d’aide budgétaire inconditionnelle et 105 millions d’euros pour financer le retour des migrants ainsi que les efforts de la Tunisie pour prévenir l’immigration irrégulière vers l’UE.
Bruxelles a adouci sa position sur les questions de droits et de gouvernance avec Tunis, incitant davantage M. Saied à accepter un accord avec le FMI
Dans le cadre de ce dernier accord, et à la suite des discussions qui ont eu lieu fin septembre entre les États membres de l’UE, la Tunisie doit traiter les demandes d’asile sur son propre sol, plutôt que de permettre à ces personnes de traverser la Méditerranée avant de déposer leur demande.
Les préconisations de Crisis Group
1- « Tout d’abord, l’UE et les États membres doivent peser de tout leur poids pour négocier un accord entre la Tunisie et le FMI. (…° L’UE devrait faire pression sur le FMI et sur des actionnaires influents tels que les États-Unis pour s’assurer que les conditions qu’elle cherche à obtenir sont réalistes. En particulier, ils devraient faire pression sur le Fonds pour qu’il demande à la Tunisie de procéder à des réductions de dépenses moins importantes « .
2- « L’UE et les États membres ne doivent pas laisser l’attention croissante qu’ils portent à la stabilisation économique et à l’immigration irrégulière éclipser le débat sur les droits de l’homme et la gouvernance ».
3- » (…) Bruxelles devrait faire pression sur le président Saïed pour qu’il mette fin aux violences. En effet, entre janvier et avril, de nombreux Tunisiens ont rapporté que des partisans autoproclamés de Saïed, connus sous le nom de « milices Kais », ont commencé à attaquer des personnes qui critiquaient le président dans des cafés. Tunis doit s’efforcer de les en empêcher ».
4- « Enfin, l’UE devrait également se préparer à l’éventualité d’une aide d’urgence en cas de défaut de paiement de la dette tunisienne. Bien que cette aide soit destinée à des fins différentes du type de financement disponible en cas de prêt du FMI, l’assistance en soutien aux livraisons de blé et de médicaments pourrait être nécessaire afin de prévenir une crise humanitaire qui pourrait dégénérer en troubles dangereux ».
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