Les Forces armées françaises prévoient de recruter des auteurs de science-fiction pour imaginer les futures menaces à la sécurité nationale. Les romanciers de la Red Team Défense ont déjà écrit plus d’une douzaine d’histoires notamment sur la désinformation, le bioterrorisme ou le piratage d’une nation. Des scénarios étudiés avec attention et appréciés au plus haut sommet de l’État.
« Chronique d’une mort culturelle annoncée » est un roman de science-fiction paru en France en 2021. En apparence, l’ouvrage ressemble à tous les autres romans d’anticipation du genre. Son histoire se déroule dans un avenir proche : en 2040, 90 % des Européens sont connectés à des « safe spheres », des bulles communautaires dans lesquelles chacun peut choisir ce qu’il décide de voir, entendre et croire. Lorsque la rumeur d’une attaque bioterroriste se propage à Grande-City en 2045, il devient impossible à l’armée française d’évacuer les populations tant la désinformation a gagné chacune des sphères.
Ce roman dystopique a pourtant été écrit dans un contexte très particulier. Son auteur appartient à la Red Team, une cellule composée d’une dizaine d’auteurs et de scénaristes de science-fiction qui travaillent pour le compte de l’armée française. L’objectif du groupe d’auteurs est de nourrir les réflexions stratégiques, opérationnelles et technologiques de la Défense pour envisager toute sorte de scénarios. « Au 21e siècle, face aux crises que l’on traverse et que l’on va traverser à l’avenir, il faut savoir s’entourer de gens qui nous permettent de sortir de nos a priori, préjugés et de nos organisations classiques, » explique Jean-Baptiste Colas, commandant de l’Agence de défense de l’innovation (AID) des forces armées.
Au service de la Red Team Défense.
Depuis la pandémie de Covid-19 et dans le contexte d’invasion de l’Ukraine par la Russie, Emmanuel Macron et son gouvernement sont convaincus de la nécessité de renforcer les Armées en augmentant significativement les dépenses militaires afin de faire face aux menaces modernes et futures.
Mercredi 7 juin, l’Assemblée nationale vote d’ailleurs dans ce sens le prochain budget militaire, qui prévoit une augmentation à 413 milliards d’euros de 2024 à 2030, une hausse de 40 % par rapport à la précédente loi. Et dans la longue liste des dépenses figure l’enveloppe budgétaire allouée au fonctionnement de la Red Team Défense – la cellule relève en effet du budget « Innovation » qui représente 10 milliards d’euros.
La Red Team est placée sous la houlette de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL), habilitée à piloter les opérations du projet. Deux conditions sine qua non sont requises pour rejoindre cette équipe d’auteurs et de graphistes très spéciale. D’abord, les postulants doivent déjà avoir publié au moins un récit de science-fiction. Le second impératif préalable à l’embauche est d’être capable d’abandonner une idée si le groupe décide de prendre une autre direction. Deux consultants, tous deux anthropologues, peuvent être amenés à jouer les arbitres en cas de désaccord.
Virginie Tournay, co-auteure de « Chronique d’une mort culturelle annoncée », fait partie de la Red Team. Quand elle a vu l’annonce parue sur LinkedIn pour écrire des histoires de science-fiction au ministère des Armées, cette chercheuse en science politique au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) a naturellement postulé. Embauchée comme une dizaine d’écrivains et de graphistes, son travail consiste désormais à créer des histoires et des graphiques en imaginant les menaces futures entre 2030 et 2060 afin que les forces armées les étudient. Une fois l’écriture terminée, les auteurs soumettent leur travail à la Blue Team, composée d’analystes de l’armée.
Chacun sa place
La collaboration entre créatifs et militaires fonctionne sur les bases d’un « gentlemen’s agreement » : personne ne s’aventure sur le territoire de l’autre. « Cette expérience ne fonctionne que parce que les côtés création et analyse sont séparés, explique Virginie Tournay. Nous, on est dans la partie création, donc on produit des scénarios, on les met à l’épreuve. Par contre, nous n’avons pas vocation, en tant que Red Team, à tirer les enseignements militaires de ces scénarios. Je ne pourrais même pas vous dire qui les exploite. Ce qui nous donne en réalité une immense liberté, puisqu’on n’a pas à imaginer les réponses données à nos scénarios. Ça, c’est extrêmement important, parce que sinon, on ne pourra plus se permettre de faire des scénarios complètement dystopiques. On a une totale liberté de création. »
Si les auteurs ont des questions ou s’ils ont besoin d’une expertise précise, les auteurs de la Red Team peuvent solliciter une équipe de chercheurs et de scientifiques de l’Université PSL.
Pour certains membres de la Red Team, produire de la matière artistique à destination de l’armée ne va pas forcément de soi. C’est la raison pour laquelle « certains auteurs travaillent sous pseudonyme, précise Virginie Tournay. Pour des auteurs de science-fiction réellement confirmés qui travaillent à plein temps, ça peut être aussi extrêmement compliqué de s’afficher en lien avec l’armée. Parce que la science-fiction, c’est par définition un milieu qui est anti-institutionnel et qui rejette le système. »
Comme la plupart des chercheurs universitaires en France, Virginie Tournay est fonctionnaire. « Je considère que ce travail artistique s’inscrit dans la continuité du service public : ce que je fais a finalement vocation à consolider ou à essayer d’améliorer l’appareil d’État, l’État régalien. »
Des scénarios à la française
Les armées françaises ne sont pas les seules à recourir aux services d’auteurs de science-fiction. Aux États-Unis, le Sigma Forum délivre depuis des années des conseils en science-fiction aux responsables de l’armée américaine. En Europe, le ministère britannique de la Défense (MOD) fait également appel à des auteurs de SF. Récemment, le MOD a dévoilé « huit visions du futur » écrites par deux écrivains américains renommés, Peter Singer et August Cole. « Qui ne voudrait pas entendre ce que ces auteurs ont à dire ? », a fait valoir la conseillère scientifique en chef du ministère britannique de la Défense, Angela McLean, pour qui l’initiative tombe sous le sens.
Les comparaisons avec les pratiques des Anglo-Saxons s’arrêtent là. « La France a fait ça à la française, indique le commandant Jean-Baptiste Colas. L’approche anglo-saxonne est très techno-centrée. Par exemple, ‘Ghost Fleet’ de Peter Singer et August Cole est un thriller qui aborde les problématiques de défense sous des aspects technologiques. La France a fait, elle, le pari de prendre un collectif d’auteurs et d’aborder des questions plus philosophiques, sociologiques ou psychologiques. Ce que ne font pas forcément nos alliés anglo-saxons. »
La forme a aussi toute son importance. « On a créé les scénarios un petit peu comme un moyen de s’évader, de s’échapper : c’est une sorte de mini Netflix pour le décideur. C’est pour ça qu’aujourd’hui, ils ont accès – le président de la République compris – en direct, aux scénarios s’ils ont envie de se plonger dans des menaces. C’est plus sympa que des rapports un peu abscons, un peu abrupts et arides à lire tous les jours. »
Emmanuel Macron, spectateur assidu
La formule fonctionne si bien, notamment auprès du président Macron, que ce dernier a même demandé une ligne directe hautement sécurisée pour pouvoir poser des questions à la Red Team, précise Jean-Baptiste Colas
L’équipe d’auteurs a également été invitée à participer à la réflexion sur la conception du porte-avions de nouvelle génération de la Marine, qui remplacera à terme le Charles de Gaulle. La Red Team a imaginé des attaques de pirates, que n’avaient jamais anticipé les ingénieurs et les experts de l’industrie travaillant sur le projet. « Certaines parties du dispositif de sécurité du porte-avions ont donc été modifiées », abonde Jean-Baptiste Colas.
Dans un tout autre domaine, le scénario de l’œuvre « Après la nuit carbonique », basé sur l’utilisation de l’énergie, a conduit les forces armées à mener une réflexion sur la consommation d’énergie, en particulier de carburant, et sur la dépendance aux véhicules lourds dans les zones de combat.
Forte du succès de ces expériences, l’avenir de la Red Team est-il assuré ? Pour l’heure, sa mission est terminée, souligne Jean-Baptiste Colas. La quatrième et dernière saison de scénarios sera présentée fin juin aux Armées. Deux histoires seront disponibles en librairie début 2024. « Les histoires en vente au public seront rééditées, pour ne pas donner d’informations classifiées ou donner de mauvaises idées à nos ennemis », assène le militaire, persuadé que l’expérience, qui a coûté 2 millions d’euros, a fait ses preuves.
En attendant la mise en place de nouveaux projets, une réflexion portant sur un programme un peu plus ambitieux, qui ne concernerait plus uniquement le secteur de la défense, se poursuit. « Ce qui est certain, c’est que je ne pense pas que l’aventure va s’arrêter, conclut le commandant. Mais elle va reprendre sous un autre format, prenant peut-être en compte un plus large panel d’acteurs. »
Cet article a été adapté de l’anglais par Aude Mazoué.