UN ARTCLE LE MONDE. COPYRIGHTS. Dubaï et Abou Dhabi – envoyée spéciale – En ce jour de mai, une petite troupe d’hommes, de femmes et d’enfants, tous de confession juive, patiente sur l’un des quais de la crique de Dubaï, la capitale touristique et commerciale des Emirats arabes unis (EAU). Ils s’apprêtent à embarquer sur un bateau-mouche pour une croisière avec repas casher sur le bras de mer qui traverse la principauté du Golfe. L’organisateur, un Israélien de 41 ans nommé Ephraïm Camissar, appelle les passagers, venus principalement d’Israël. « Pour un Israélien comme moi, c’est vraiment dingue d’être aux Emirats et d’y travailler », sourit-il.
La dérive ultranationaliste du gouvernement israélien formé il y a six mois, sous l’égide de Benyamin Nétanyahou, n’a pas entravé le processus de rapprochement entre les deux pays, officialisé à l’été 2020, avec l’annonce des accords d’Abraham. Certes, en dépit de multiples tentatives, M. Nétanyahou n’a toujours pas pu se rendre aux Emirats. Les propos incendiaires proférés à intervalles réguliers par certains de ses ministres et les violences quasi quotidiennes perpétrées par les troupes d’occupation israéliennes en Palestine ne sont sûrement pas étrangers aux reports successifs de ses projets de visite.
Mais, sur le terrain, la normalisation israélo-émiratie progresse. En mars, l’accord de libre-échange conclu entre les deux pays en mai 2022 est entré en vigueur, diminuant ou supprimant les droits de douane sur la quasi-totalité des produits importés. En près de trois ans, selon Amir Hayek, l’ambassadeur israélien à Abou Dhabi, la capitale politique des EAU, un million d’Israéliens ont visité la monarchie du Golfe. Ephraïm Camissar a été l’un des premiers à s’y rendre.
« Croisière casher »
C’était en novembre 2020. L’homme, qui gérait alors une agence de voyages à Tel-Aviv, avait embarqué avec sa femme dans le premier vol direct vers Dubaï. Là, le couple avait goûté aux multiples attractions de l’émirat, notamment la virée en bateau sur la crique, à l’ombre de la vertigineuse Burj Khalifa, la plus haute tour du monde. « Tout le monde profitait de la nourriture servie à bord, sauf nous, car les plats n’étaient pas casher,se souvient Ephraïm. Ma femme m’a alors dit : “Voilà une idée de business : tu dois mettre en place une croisière casher.” Et c’est ce que j’ai fait. »
Sur le pont du bateau, entre le buffet préparé sous la supervision d’un rabbin et les enceintes qui diffusent des tubes du folklore hébreu, les passagers s’émerveillent de la « sécurité » qui règne dans le pays. « En tant qu’Israéliens, nous ne nous sentons pas à l’aise dans les pays arabes, explique un jeune homme venu d’Haïfa avec toute sa famille. Mais aux Emirats, on se sent parfaitement bien. » « Ici, dès que vous descendez de votre avion, les mentalités changent. Vos origines et votre nationalité n’ont plus aucune importance » , assure Ephraïm Camissar.
Les EAU sont une mosaïque de 10 millions d’habitants, à 90 % étrangers, originaires d’Asie du Sud-Est pour la plupart, mais aussi d’Iran, du monde arabe, et de quelques pays occidentaux, comme le Royaume-Uni. La coexistence entre les communautés est assurée par une liberté de culte et de mœurs sans équivalent dans le Golfe. Cette tolérance culturelle et confessionnelle, argument de promotion du pays, se double d’un verrouillage politique absolu.
Dhabiya Khamis, une poétesse émiratie qui avait eu l’audace, à l’été 2020, de publier un texte critique des accords d’Abraham, a été sanctionnée par une interdiction de voyage. Contrairement à l’Egypte et surtout à la Jordanie, les deux premiers pays arabes à avoir reconnu Israël, qui laissent encore un peu d’espace à leur société civile pour protester contre les politiques israéliennes, les EAU n’acceptent aucune mobilisation de ce genre.
Les autorités d’Abou Dhabi promeuvent une paix « chaude » avec l’Etat hébreu, à rebours de la paix « froide » en vigueur à Amman et au Caire. Les Israéliens sont les bienvenus aux Emirats, pays qui n’a jamais été en guerre contre Israël, contrairement, là encore, à l’Egypte et à la Jordanie. Selon le rabbin Levi Duchman, la communauté juive des EAU compte entre cinq mille et sept mille membres, contre une centaine avant les accords d’Abraham. « Avant, il n’y avait aucune infrastructure pour nous, pas de nourriture casher ni de mikvé[le bain rituel des femmes] ,raconte le religieux de 29 ans, originaire de New York, arrivé aux Emirats en 2014. Aujourd’hui, nous avons les moyens de soutenir la communauté et les visiteurs juifs. »
Le parcours d’Omri Raiter, 34 ans, est emblématique de l’engouement israélien pour les Emirats. L’homme dirige Rakia Group, une société spécialisée dans la cybersécurité et la défense, un créneau florissant dans les Etats du Golfe. L’expertise des Israéliens dans ce domaine, souvent forgée au sein des unités de renseignement de l’armée, est très appréciée, comme l’a montré l’affaire Pegasus, en 2021. Le logiciel espion fabriqué par la société israélienne NSO a été massivement utilisé par les services de sécurité émiratis, autant pour surveiller des opposants que des rivaux géopolitiques.
Emiratis moins enthousiastes
Flairant le bon coup, Omri Raiter a posé ses valises à Dubaï au printemps 2021 et a aussitôt ouvert Rakia Group, qui fournit des systèmes de sécurité au secteur privé et au gouvernement. Grâce à son activité, la maison mère de son entreprise, Hexatone Group, spécialisée dans l’intelligence économique, a vu son chiffre d’affaires bondir de 20 % en un an. « Notre plate-forme à Dubaï fait prospérer tout le groupe » , se réjouit-il. Selon l’ambassadeur Amir Hayek, en 2022, le commerce entre les deux pays s’est élevé à 2,56 milliards de dollars (2,4 milliards d’euros), hors les contrats entre les Etats et les ventes de logiciels. « Cela fait des Emirats le seizième partenaire commercial d’Israël, sur 126 » , se félicite le diplomate. Les Emirats ont parallèlement investi 3 milliards de dollars en Israël, surtout dans le secteur des énergies.
A Dubaï, lorsqu’il est question des accords d’Abraham et de leur retombée économique, personne ne peut dévier de la ligne officielle. Pour entendre un autre son de cloche, il faut sonder des Emiratis à l’étranger, comme Mira Al-Hussein, sociologue à l’université d’Edimbourg. « Les gens s’attendaient à d’importants investissements israéliens, dans les start-up et d’autres domaines, qui débouchent sur de la création d’emplois. Mais rien de tout cela ne s’est produit, se désole l’universitaire . Les Israéliens prennent les emplois alors que le chômage dans le pays est préoccupant. » D’après la Banque mondiale, le taux de chômage aux Emirats s’élevait à 5 % en 2020.
Signe que l’accord de normalisation ne suscite pas le même enthousiasme des deux côtés, seulement 1 600 Emiratis se sont rendus en 2022 en Israël, selon le ministère du tourisme. Le tabou de la normalisation reste encore vif dans la population. « Les accords avancent du côté des Emirats, soutient la politologue Ebtesam Al-Ketbi, directrice d’un think tank proche du pouvoir . Mais le discours anti-arabe en Israël ne va pas encourager les autres pays à se joindre aux accords, et il met mal à l’aise les Etats signataires, qui doivent s’en justifier. »
Pour Lina Khatib , directrice du Middle East Institute de l’université SOAS à Londres, la radicalisation des autorités israéliennes pourrait inciter Abou Dhabi à donner moins de publicité à sa relation avec l’Etat hébreu. Mais une rupture est improbable, car, « pour les Emirats arabes unis, les accords d’Abraham sont une décision stratégique, de long terme ».
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