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Le rabbin Eliezer Sadan sautille devant un feu de joie, en treillis et chaussures de marche. A 75 ans, il lutte contre un cancer. Mais il tient à célébrer cette nuit de mai avec les cadets de son académie de préparation au service militaire, qui dansent et chantent pour la fête juive de Lag Ba’omer, fête du feu et de la fin des deuils, propice aux vœux.Au fond de la vallée qui s’étend sous ce flanc de colline, au cœur de la Cijsordanie, les loupiotes vertes d’une mosquée scintillent dans le village palestinien de Turmus Ayya. Dans deux mois ou dans deux ans pour les plus jeunes, rabbi Sadan confiera ces joyeux garçons à l’armée.
Depuis 1988, son académie, implantée dans la colonie d’Eli, forme l’élite religieuse des forces israéliennes. Chaque année, 100 jeunes, tous issus de milieux sionistes religieux, en sortent diplômés, et la moitié intègre par la suite le corps des officiers. L’Etat verse 3,5 millions d’euros par an à l’académie, 40 % de son budget. En 2016, le rabbin Sadan a reçu le prix d’Israël, la plus haute distinction du pays. Que cette médaille soit épinglée à la poitrine d’un partisan d’une théocratie juive a fait lever le sourcil à quelques vieux officiers laïques.
Les détracteurs de M. Sadan, souvent laïques et libéraux, voient en lui un religieux militarisé, aux méthodes trotskistes. Ils l’accusent d’encourager ses jeunes disciples à pénétrer les institutions sécuritaires et politiques du pays, afin de les pervertir de l’intérieur. Ce procès en entrisme fait sourire le directeur de l’académie, Lior Shtul, et son directeur des études, le rabbin Shalom Hyman : non, ils ne mènent pas « un djihad », une guerre sainte, ni ne souhaitent faire d’Israël le miroir juif « de la République islamique d’Iran ou de l’Afghanistan des talibans ». Mais ils assument une ambition : « Nous souhaitons que nos élèves atteignent de hautes positions dans l’armée, mais aussi au sein de l’Etat. »
Aucun des grands anciens dans l’état-major
Leur école parée de calcaire, toute en angles, est le joyau de la vaste et riche colonie d’Eli, qui compte plus de rabbins au mètre carré que toute autre en Cisjordanie. A l’aube, les étudiants émergent de préfabriqués rouillés pour la première prière. Leçons religieuses et instruction nationaliste s’enchaînent jusqu’à 22 heures. Sur leur temps libre, ils font des pompes sur les trottoirs. Bien que la plupart d’entre eux soient nés et aient grandi dans les colonies, ils sont curieux du monde laïque et de gauche. Et ils ouvrent de grands yeux lorsque l’on explique que leurs rabbins sont issus d’un courant infiniment minoritaire dans le monde juif.
Depuis trente-cinq ans, 59 autres académies de préparation au service militaire, religieuses ou laïques, ont été créées. Grâce à elles, « les jeunes religieux ne craignent plus d’entrer dans l’armée et d’y perdre leur foi » , affirme fièrement M. Shtul. L’école entretient un réseau soudé d’anciens élèves. Parmi eux, figurent le général de brigade Avi Bluth, commandant de la division Judée-Samarie – les forces d’occupation en Cisjordanie –, les chefs des brigades Givati et Efraim (nord), de même que trois conseillers du ministre chargé de l’administration des territoires occupés, Bezalel Smotrich, proche du rabbin Sadan.
Ces grands anciens ont jusqu’ici échoué à intégrer l’état-major, l’ultime échelon de la hiérarchie militaire. « C’est une question politique, devine M. Shtul. Cela ressemble à un plafond de verre. » Cependant, le corps officier évolue : selon une étude interne de l’armée, citée par l’ancien chef du conseil Danny Zamir, qui rassemble les académies militaires, un quart des officiers étaient religieux en 2021, et jusqu’à un tiers dans les unités combattantes. L’armée ne confirme pas ces chiffres.
« Le rabbin Sadan et son académie ont joué un rôle pionnier, analyse le sociologue Yagil Levy . Ils sont la principale force derrière la révolution religieuse que vit aujourd’hui l’armée. » Selon cet expert de l’institution militaire, engagé à gauche, « les religieux ont investi les commandos d’élite, mais ils sont encore plus présents dans les corps qui assurent par rotations le travail de police en Cisjordanie[la domination militaire des Palestiniens et la protection des colonies] : les brigades Golani et Givati, les parachutistes et les unités mécanisées ».
En faveur de mesures radicales
Tapi dans son bureau éclairé au néon, sans fenêtre, le rabbin Yigal Levinstein fréquente peu la presse. Ce vieux compagnon de route du rabbin Sadan déplore l’engagement disproportionné de sa communauté au sein de l’armée : « Nous ne représentons que 15 % de la société israélienne. J’aimerais que cela soit aussi notre proportion dans ces unités [en Cisjordanie] . Je voudrais voir toute la nation prendre part à la défense du pays, plaide-t-il . Mais les laïques y vont moins que par le passé. »De fait, les libéraux ne se pressent plus pour rejoindre les unités de combat, les cols bleus de l’armée d’occupation.
Aux législatives de novembre 2022, un quart des soldats aurait voté pour des extrémistes religieux : ils exigent que la troupe puisse faire feu en toute occasion, dans l’impunité. Le rabbin Levinstein a lui-même théorisé la nécessité pour l’armée de moins se soucier de la vie des civils palestiniens, au nom de l’efficacité du combat et de la sécurité des soldats. Cet idéologue austère, émacié, à la longue barbe jaunie, a encouragé ses élèves à rejoindre le bureau du procureur aux armées, afin qu’ils contribuent à assouplir les règles d’ouverture du tir.
« Les Palestiniens doivent se sentir menacés avant même qu’ils ne passent à l’acte , argumente-t-il aujourd’hui. Ils n’ont pas peur de mourir(…) .Ils combattent pour leur pays, ils l’aiment et craignent de le perdre. Si nous construisons une nouvelle colonie après chaque attaque terroriste et que leurs familles sont exilées à Gaza [par mesure de rétorsion] , ils cesseront. »Des mesures si radicales « seraient morales, puisqu’elles mèneraient à préserver leurs vies. Ils seraient en sécurité. Les deux camps le seraient ».
Joab Rosenberg, ancien colonel du renseignement militaire a grandi dans un environnement orthodoxe, au sein d’une colonie fondée par son père, un cadre du Parti national religieux. « A moi aussi, on a appris qu’Amalek [ennemi juré des Hébreux selon le livre biblique de l’Exode] , le mal absolu, doit être éradiqué. Certains de mes professeurs m’expliquaient que tuer des femmes et des enfants, c’est faire preuve de vertu. » Puis Joab a perdu la foi dans le projet colonial. Il a quitté l’uniforme en 2015, a fondé une start-up et organisé sa première manifestation en 2018, au beau milieu de la cour de l’académie d’Eli. « Ils ont volé les idéaux de mon père » , explique-t-il, tout en reconnaissant le peu de succès de sa provocation. « Le seul gang que j’ai pu emmener là-bas, c’était mon frère, mon fils et ma nièce. La plupart de mes amis, laïques, ne comprenaient pas encore le danger que ces gens représentent pour Israël. »
Depuis décembre 2023, Joab considère l’arrivée au pouvoir de partis messianiques, proches des rabbins d’Eli, comme une menace existentielle pour l’Etat juif. Il craint leur projet de réforme de la Cour suprême, qui libérerait l’exécutif de tout contre-pouvoir : « Un changement de régime », selon lui. En mars, Joab a voyagé avec un groupe d’anciens hauts gradés à New York et à Bruxelles, pour inciter les alliés américains et européens d’Israël à faire pression sur leur gouvernement. « Un élu sur quatre au Parlement aujourd’hui veut un Etat halakhique, fondé sur la loi rabbinique », comme les rabbins d’Eli, dénombre M. Rosenberg . « Ils se cachent sous un vernis modéré. Ils prétendent que cela n’arrivera pas tout de suite, mais c’est bel et bien leur idéologie. »
A Eli, le rabbin Levinstein élude ce sujet miné. « La coercition religieuse est incompatible avec le judaïsme, martèle-t-il . Nous croyons que chaque juif finira par choisir de lui-même la vie la plus morale. » Il imagine que la loi et les institutions évolueront ainsi, mais c’est pour lui un horizon lointain. M. Levinstein est un homme déçu, amer face à l’évolution d’Israël, inquiet de l’influence croissante des LGBTQ, auxquels il oppose le « mode de vie naturel » et patriarcal, prôné dans son académie. Il l’assure sans ciller, « les droits humains peuvent détruire une nation ».
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