« Les Arabes vont enfin jouer un rôle dans la politique israélienne ». Inès Gil.
L’inclusion du parti arabe islamiste Ra’am dans un gouvernement israélien est historique. Mais la perspective d’une coalition menée par le nationaliste Naftali Bennett inquiète la population arabe.
Sur son balcon d’une baraque ancienne de Jaffa, au sud de Tel-Aviv, Mohammed sirote son café du matin en observant les va-et-vient des passants. Ce quadragénaire arabe israélien vit à Ajami, un quartier à majorité arabe. En fond, à la radio, les dernières nouvelles politiques tournent en boucle: « Benyamin Netanyahou tente d’empêcher la formation d’un gouvernement Lapid-Bennett-Abbas. » Mohammed lâche un sourire: « Mansour Abbas [leader de Ra’am] a réalisé un coup de poker », assure-t-il. « Les Arabes vont enfin jouer un rôle dans la politique israélienne. »
Influencer les décisions politiques
Vendredi matin, début du week-end, le soleil tape sur Tel-Aviv. Saed est réuni avec des amis dans un parc au sud de la mégalopole. Cet architecte originaire de Nazareth se dit satisfait de l’annonce du nouveau gouvernement: « Les partis juifs ont besoin des Arabes. Pour la première fois, on a un poids dans la politique », assure-t-il. « Je ne vote pas Ra’am. Mais cela montre que notre voix compte, on sera sûrement traités avec plus de respect sur le plan politique. »
Pour les Arabes, qui constituent 20% de la population, la participation à un gouvernement sioniste, susceptible de mener une guerre dans les territoires palestiniens, a longtemps été taboue. Désireux de peser sur la vie politique, ils acceptent cependant de plus en plus ce scénario. Aujourd’hui, le vrai blocage se trouve du côté de la société juive israélienne. Selon un sondage réalisé par Dahlia Scheindlin et David Reis pour Local Call au printemps 2019, 44% des Arabes israéliens considèrent comme « très acceptable » qu’un parti arabe participe à un gouvernement israélien, contre 10% seulement des Juifs israéliens interrogés.
Selon Denis Charbit, professeur de science politique à l’Open University d’Israël, le soutien de Ra’am au nouveau gouvernement est historique. En 1992, le travailliste Rabin avait pu compter sur le soutien (extérieur) du parti arabe Hadash pour former son gouvernement: « Mais c’était une entente cordiale discrète », dit-il, « alors qu’aujourd’hui, ils [les députés arabes] entrent dans une coalition par la grande porte. Une photo réunissant Bennett, Lapid et Abbas a été diffusée partout. C’est totalement assumé. »
En échange de son soutien au nouveau gouvernement, Mansour Abbas a obtenu des garanties, parmi lesquelles le gel des expulsions et des démantèlements des villages arabes, une meilleure représentation des Arabes dans les postes à haute responsabilité des entreprises publiques, et un plan de soutien économique d’environ 7,6 milliards d’euros, dont 0,6 pour lutter contre la criminalité: « Les électeurs arabes demandent cela depuis des années, mais on n’avait aucun poids sur la politique israélienne », assure Mohammed. « Aux dernières élections, j’ai voté Meretz, je ne vote pas islamiste. Mais si Abbas réussit à améliorer la condition des Arabes, j’envisagerai de voter pour son parti aux prochaines élections. Mais ma position est assez minoritaire chez les Arabes israéliens. »
Tourner la page Bibi
Les partis qui forment cette coalition très hétéroclite ont un seul point d’accord: faire tomber Netanyahou. Pour une majorité d’Arabes israéliens (dont certains se définissent aussi comme Palestiniens d’Israël), le départ du chef du Likoud est un soulagement: « Il a nourri la société juive d’idées racistes », note Mohammed, « dans le seul but de se maintenir comme Premier ministre. » Depuis son arrivée au pouvoir en 2009, Bibi [son surnom en Israël] a régulièrement recours à une rhétorique raciste anti-arabe et a fait voter des lois discriminatoires: « Les lois des commissions d’admission, de la Nakba, et surtout la loi de l’État-nation du peuple juif qui dit clairement [aux Arabes-israéliens] : vous êtes citoyens israéliens, mais ce pays ne vous appartient pas », note le politiste Samy Cohen. Pour Maryam, Arabe israélienne originaire de St-Jean-d’Acre, la formation du nouveau gouvernement est un mal pour un bien : « Je n’apprécie pas Bennett, mais au moins, Netanyahou n’est plus protégé. Il va finir en prison avec ses affaires de corruption. » Reste que de nombreux Arabes israéliens s’interrogent: le départ de Netanyahou résonne-t-il vraiment avec un changement de politique en Israël?
Un système discriminatoire
Depuis son bureau à Jérusalem, le député Ofer Cassif enchaîne les réunions. Son parti Hadash (parti communiste judéo-arabe inclus dans la Liste arabe unifiée) est dans une position délicate: « Durant des années, la Liste unifiée arabe a mené une lutte pour faire partir Netanyahou », assure-t-il à L’Echo, « mais on va voter contre le gouvernement Bennett. » Pour lui, ce n’est pas une question de personnalité, mais de système: « Le gouvernement va continuer l’occupation, les discriminations et va maintenir la suprématie juive. » Selon lui, « Mansour Abbas n’agit pas comme un citoyen, mais comme le sujet d’un système colonial: il veut obtenir quelques miettes sans chercher à changer la politique globale. »
En Israël, les populations juives et arabes affirment en majorité entretenir de bonnes relations. Parfois cantonnées au monde du travail ou du voisinage, ou plus rarement, sur le plan amical. Mais nombre d’Arabes palestiniens d’Israël ont le sentiment d’être traités comme des citoyens de seconde zone par les autorités israéliennes: « Je suis architecte. Je travaille dans une compagnie israélienne. Souvent, les Israéliens juifs sont étonnés de voir qu’un Arabe est à un poste élevé », note Saed. « Pour eux, on ne travaille que comme ouvriers sur le chantier. » Selon lui, les Arabes souffrent de discriminations systématiques en Israël: « Accéder à la haute fonction publique, trouver un appartement, et faire face à la police et à la justice, c’est compliqué quand on est Arabe. » Les derniers mois, l’ONG israélienne Bet’selem et l’ONG internationale Human Rights Watch ont affirmé dans deux rapports retentissants que ces discriminations structurelles sont le fruit d’un régime d’Apartheid au profit de la population juive dans les territoires palestiniens, mais aussi en Israël. Pour Noor, étudiante arabe israélienne à Beer-Sheva, « c’est à cause de ces discriminations que les Arabes palestiniens d’Israël se sont révoltés en mai dernier. »
Depuis l’annonce du soutien de Ra’am au gouvernement Bennett, les réactions sont vives parmi la population arabe d’Israël: « Sur les réseaux sociaux, les insultes fusent contre Mansour Abbas », affirme Abdelrahman, originaire de Kalansawa, un village arabe proche de Netanya. « Les Palestiniens d’Israël l’accusent d’être un traître. » Car Mansour Abbas devra composer avec Naftali Bennett comme Premier ministre. Le chef de Yamina est connu pour ses positions ultra-nationalistes et ses propos racistes envers les Arabes: « Il est plus à droite que Netanyahou », assure Ameer, un Arabe palestinien d’Israël habitant à Haïfa. « Il a affirmé qu’il avait tué beaucoup d’Arabes, et qu’il en était fier. » Bennett est aussi un soutien actif de la politique coloniale d’Israël en Cisjordanie incluant Jérusalem-Est. De manière générale, la population arabe d’Israël souhaite que ses droits soient mieux défendus par les dirigeants arabes au Parlement. Mais le sentiment de solidarité avec le reste des Palestiniens qui vivent dans les territoires occupés est encore vif. À la mi-mai, en marge des violences à Jérusalem et à Gaza, des heurts avaient éclaté dans les villes mixtes d’Israël: « Le soulèvement des Arabes a changé beaucoup de choses », assure Saed. « Je ne me suis jamais senti aussi solidaire des Palestiniens. »
Très actif dans les manifestations de la mi-mai, Ameer ne place aucun espoir dans la politique de Mansour Abbas: « Cela ne va rien changer à notre condition », assure-t-il. « Ce qui va faire bouger les choses, c’est le soulèvement des Palestiniens les dernières semaines. Ce n’est que le commencement. »
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