Dans la guerre du gaz en Méditerranée, comme sur la question palestinienne ou Jérusalem, la Turquie d’Erdogan n’en finit pas de s’opposer à Israël. Une dispute irréparable pour les deux nations dont l’alliance a longtemps assuré la stabilité au Moyen-Orient ?
« Nous prenons au sérieux toute action agressive en Méditerranée orientale, venant de tous les acteurs, y compris de la Turquie ». Ces mots prononcés le 13 août dernier par Benjamin Netanyahou ont fait l’effet d’un coup de tonnerre. Pour la première fois, Israël prenait officiellement position contre la Turquie dans la bataille qui l’oppose à la Grèce et Chypre sur le contrôle des eaux de la Méditerranée. Jusqu’alors, les Israéliens s’étaient soigneusement tenus à l’écart de ce conflit séculaire, que la découverte récente de gisements de gaz a ravivé. Mais difficile d’en rester à cette prudente réserve après la décision d’Ankara d’envoyer le 10 août dans les eaux grecques un navire de prospection sismique, l’Oruç Reis, escorté de bateaux de guerre. Face à la brusque montée des tensions, Israël a rappelé quel était son camp : celui des opposants à la Turquie d’Erdogan.
Une réconciliation contrariée ?
L’antagonisme entre Jérusalem et Ankara ne date pas d’hier. Excellentes, leurs relations se sont détériorées à partir de 2004 suite à la mort du cheikh Yassine, le chef spirituel du Hamas. Recep Erdogan, alors Premier ministre, dénonça un « terrorisme d’Etat », première d’une longue série d’insultes contre Israël, qu’il alla jusqu’à comparer aux nazis. Six ans plus tard, l’arraisonnement sanglant du Mavi Marmara devant Gaza les mena au bord de la rupture. La coopération s’est néanmoins poursuivie jusqu’à se normaliser en 2016 moyennant les excuses de Netanyahou et le versement de 20 millions de dollars aux familles des neuf victimes turques.
Paradoxalement, la crise actuelle surgit après plusieurs signes qui pouvaient augurer d’une réconciliation. Ce fut d’abord un tweet de la diplomatie israélienne, le 7 mai, proclamant « Nous sommes fiers de nos relations diplomatiques avec la Turquie ». Puis le 21 mai, le chargé d’affaires de l’Ambassade d’Israël en Turquie, Roy Gilad, publiait un article dans le journal turc Halimiz appelant à réinstaller les ambassadeurs et accélérer la coopération dans l’économie, l’énergie, le tourisme. Trois jours plus tard, un avion-cargo d’El-Al atterrissait à Istanbul ; le premier depuis une décennie.
Les deux pays auraient tout à gagner à se réconcilier. Stratégiquement, ils ont un ennemi commun : le Hezbollah, qui menace à la fois le nord d’Israël et la frontière turco-syrienne. Gilad a d’ailleurs souligné combien Israël « défie activement jour après jour les cibles militaires iraniennes en Syrie », lesquelles « ont joué un rôle dominant dans la bataille d’Idlib où plus de 50 soldats turcs ont perdu la vie ». Si des désaccords persistent dans la zone, notamment sur la question kurde, leur opposition au Hezbollah stimule sans doute les échanges entre le chef du Mossad Yossi Cohen et son homologue turc Hakar Fidan, qui se sont rencontrés au moins deux fois ces derniers mois.
Mais en plus d’un ennemi, Israël et la Turquie ont des intérêts communs : un commerce florissant (6 milliards de dollars en 2019), un allié de poids, les Etats-Unis (la Turquie est membre de l’OTAN), et du gaz en Méditerranée. A tel point que la société israélienne Delek, membre du consortium exploitant l’immense champ gazier Léviathan, imaginait un partenariat privilégié entre les deux pays. Parmi les projets, la construction d’un oléoduc sous-marin de 850 km devait transporter le gaz vers les côtes turques, avant de rejoindre l’Europe. Las, la crise latente avec Erdogan a poussé Israël vers l’Egypte et la Jordanie, ses principaux clients, et vers la Grèce et Chypre, avec lesquelles il construit EastMed, un gazoduc long de 1.872 kilomètres qui acheminera le gaz en Europe orientale. Depuis, Erdogan fait tout pour concurrencer EastMed, jusqu’à s’engager dans le conflit libyen. Son accord avec le gouvernement de Fayez el-Sarraj fixe en effet leur frontière maritime au large de Chypre, où Ankara mène aujourd’hui ses forages illégaux. Les provocations turques face aux îles grecques ont le même objectif : pousser Athènes à renégocier la zone économique exclusive en mer Egée, dont il faut bien dire qu’elle lèse la Turquie. En attendant, celle-ci est isolée. Le 22 septembre dernier, Israël a intégré le Forum du Gaz de la Méditerranée orientale, rejoignant Chypre, la Grèce, l’Italie, l’Egypte, la Jordanie et la Palestine.
Aculée, la Turquie a besoin d’Israël, lequel serait allégé d’un poids si Erdogan abandonnait sa posture belliqueuse pour une politique plus pragmatique en Méditerranée. Mais en est-il capable ? « Si l’Autorité palestinienne figure dans le Forum avec Israël, la Turquie le peut aussi ! », assurait cet été le chercheur israélien Nimrod Goren lors d’une conférence organisée par le Middle East Institute.
Fuite en avant d’Erdogan
Tant de coups ont été lâchés, tant de mots aussi, que l’antagonisme semble « irréparable » avec la Turquie d’Erdogan nous explique Alon Liel, ancien directeur du ministère israélien des Affaires étrangères qui fut ambassadeur à Ankara. D’autant que son différend avec Israël n’est pas que politique, il est profondément idéologique. Depuis quelques années, le président turc se pose avant tout en leader des Frères musulmans, tournant le dos à la tradition laïque de la Turquie kémaliste. Après avoir ré-islamisé Sainte Sophie, il ne cache plus ses ambitions sur Jérusalem [voir encadré]. De même, la lutte d’influence qu’il a engagée face à l’Iran, et au sein même de l’Islam sunnite face à l’Arabie saoudite, gardienne des Lieux saints, et à l’Egypte du maréchal Sissi, coupable à ses yeux d’avoir renversé Morsi, oriente sa politique étrangère. Elle le détourne d’Israël, lui fait préférer les terroristes du Hamas, auxquels il vient d’accorder la citoyenneté turque, et l’isole avec le Qatar dans le monde arabe. Autant dire qu’il est vent debout contre la normalisation entre Israël, le Bahreïn et les Emirats arabes unis, accusés de « trahir la cause palestinienne ».
Pour couronner le tout, Erdogan s’est donné pour mission de redonner à l’ancienne puissance turque sa grandeur. Ce « néo-ottomanisme » l’amène à déployer des troupes en Syrie, Irak, Libye, et jusqu’en Somalie, d’où il entend rayonner sur la corne de l’Afrique. La passion identitaire n’évite pas les contresens historiques, comme lorsque le « nouveau sultan » exalte l’antique « patrie bleue », oubliant que les Ottomans n’avaient qu’une faible conscience méditerranéenne. Ici encore, peu importe le sens, pourvu qu’on ait un adversaire à désigner. Et Netanyahou, qu’il exècre – les deux hommes se sont parlé deux ou trois fois au téléphone, et encore sur demande des Américains – se retrouve systématiquement dans le camp adverse. Seule consolation pour Israël, la dérive islamo-nationaliste d’Erdogan et ses rodomontades sur la scène internationale trahissent une faiblesse interne : la grave crise politique et économique qui frappe la Turquie, et dont il tente de divertir l’opinion.
Basculement géopolitique
Aussi faut-il déjà « penser à l’après Erdogan », nous confie Chalom Schirman, ancien diplomate et responsable du MBA international à l’université de Haïfa. La guerre du gaz n’est pour lui qu’un prétexte de plus pour tenter d’imposer son leadership dans une région bouleversée par le retrait des Américains. Ces derniers misent sur un axe Egypte-Israël-Arabie saoudite au Moyen-Orient, mais historiquement, rappelle le professeur Schirman, la stabilité était assurée par l’Iran du Shah, la Turquie d’avant Erdogan et Israël. « A long terme, entre 10 et 20 ans, il y aura un déclin de la demande d’hydrocarbures et une fois qu’Erdogan sera parti, ses successeurs auront une autre politique étrangère vis-à-vis de l’Europe, de la Russie et d’Israël ».
En attendant, Israël opère un changement majeur en s’ouvrant d’une part aux pays du Golfe et de l’autre en contournant la Turquie pour se tourner, le long d’EastMed, vers les Balkans. « Israël se considère aujourd’hui comme un pays d’Europe de l’Est », nous explique Alon Liel. « Les vrais amis d’Israël sont la Pologne, la Tchéquie, la Hongrie, la Grèce, Chypre, la Bulgarie et la Roumanie, qui bloquent les activités anti-israéliennes au sein de l’Union européenne » Un basculement géopolitique dont la guerre du gaz aura la première dessiné les contours.
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Sur Jérusalem, beaucoup d’esbroufe
Dans la pensée islamo-nationaliste d’Erdogan, Jérusalem/Al-Quds occupe depuis toujours une place de choix. La Turquie y encourage les activités religieuses et subventionne à grands frais les associations culturelles et autres groupes d’entraide via des ONG, voire le gouvernement lui-même à travers l’Agence turque de coopération et de développement (TIKA). Entre autres activités, celle-ci vient de rénover un café-restaurant de la Vieille Ville, dont les murs se couvrent des portraits d’Erdogan et du sultan Abdul Hamid II, resté célèbre pour avoir lancé les premiers massacres d’Arméniens entre 1894 et 1896. Une double provocation à quelques mètres du Kotel et non loin du quartier arménien, toujours hanté par la mémoire du génocide.
Le « nouveau sultan » affiche désormais sa folle ambition de « délivrer » Jérusalem des « griffes sanguinaires d’Israël ». Mais ce discours est tout juste bon à galvaniser les foules pour les détourner des vrais problèmes en Turquie. Non seulement Israël n’entend rien accorder à Erdogan à Jérusalem, mais sa propagande lui vaut les pires critiques de la Oumma. Sa décision de convertir Sainte-Sophie en mosquée est « une falsification de l’Histoire », soutient l’ancien chef de la diplomatie libanaise Gebran Bassil, « et une excuse pour qu’Israël transforme al-Aqsa en temple de Salomon ! »
Enfin, c’est dans la Ville sainte que la posture d’Erdogan comme champion de la cause palestinienne trouve ses limites : depuis deux ans, la Turquie n’a plus de Consul général à Jérusalem-Est.
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