Après la Silicon Valley en 2017 et le MIT en 2019, le Centre pour l’Entrepreneuriat a organisé sa troisième Learning Expedition en Israël, pays équivalent en taille à un département français mais qui détient le record mondial du nombre de start-ups par habitant (1 pour 6000). Sur quoi repose ce “miracle entrepreneurial”, et quelles en sont ses limites ? Parmi les douze étudiants qui ont été sélectionnés pour prendre part à l’aventure, Loanne Guérin et Laura Salesse (respectivement en première et deuxième année du master Finance et Stratégie) témoignent.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de participer à cette expérience ?

Laura Salesse : Au moment de candidater, j’avais déjà commencé mon chemin dans l’entrepreneuriat. A travers mes activités associatives et plusieurs stages dans des start-ups, j’avais développé une petite expérience de terrain et surtout un objectif précis : travailler dans le domaine du capital-risque. Après avoir suivi les premières learning expeditions sur les réseaux sociaux, j’ai participé à un événement pour rencontrer les participants de l’édition précédente au MIT, et j’ai envoyé ma candidature.

Loanne Guérin : Le monde des start-ups m’intéressait depuis longtemps. Le jour où j’ai reçu un courriel présentant le programme, je n’en suis pas revenue. C’était trop beau pour être vrai ! L’occasion rêvée de se retrouver au coeur d’un écosystème très performant, avec une dimension culturelle unique. J’ai tout de suite postulé. Ce programme devrait être beaucoup plus connu au sein de Sciences Po.

L’expression start-up nation a été inventée en référence à Israël. Que désigne-t-elle ?

L.S. : L’expression “start-up nation” vient d’un livre de Dan Senor et Saul Singer, publié en 2009, et qui cherchait à mettre des mots sur l’émergence d’un écosystème entrepreneurial extraordinaire, et en quelque sorte sorti de nulle part. Toute l’économie avait l’air de se diriger vers l’entrepreneuriat, la technologie et l’innovation, et en dépit (ou en raison, d’ailleurs) de nombreuses contraintes géopolitiques, géographiques, et démographiques. Plus récemment, en France, Emmanuel Macron a contribué à la popularisation du terme “start-up nation”, mais dans un contexte très différent…

L.G. : Je dirais que cette expression désigne d’abord un état d’esprit, une philosophie de vie, qui combinent une nécessité d’entreprendre et la sacralisation de la science et de l’ingénierie comme “destinations” de l’effort. Cet assemblage est vraiment primordial pour saisir la particularité de l’écosystème de Tel Aviv. Ensuite, sur le plan économique et géopolitique, il y a l’importance du lien avec les Etats-Unis, qui s’incarne de plusieurs façons : l’implication d’investisseurs américains en Israël, la présence des multinationales américaines (qui ont toutes des centres de Recherche & Développement à Tel Aviv), l’introduction fréquente de start-ups israéliennes au NASDAQ… Ces allers-retours font partie intégrante du modèle de la “start-up nation” : Tel Aviv est un laboratoire qui incube puis exporte vers le marché américain (beaucoup plus important que le marché domestique israélien).

Comment expliquer ce miracle ?

L.S. : Toutes les personnes que nous avons rencontrées ont apporté leur propre réponse à cette question. Dans l’ensemble, on voit quatre facteurs se dégager. Premièrement, l’existence d’une menace géopolitique extérieure, qui pousse à innover sur le plan technologique. Deuxièmement, le service militaire obligatoire, avec des unités militaires dans lesquelles on forme une véritable élite technologique. Troisièmement, la disponibilité de financements importants, notamment de capital-risque. Et quatrièmement, le phénomène culturel de la chutzpah, que nous avons abordé de façon théorique avant de partir et dont nous avons constaté l’existence bien réelle : c’est une sorte de culot, de détermination, voire d’agressivité dont beaucoup de nos interlocuteurs se prévalent. Ce trait de caractère, qui permet de soulever des montagnes, peut aussi se révéler choquant – par exemple quand il signifie l’absence totale “d’enrobage” poli autour d’un rendez-vous d’affaires…

L.G. : Ce miracle a des racines historiques. Il est étroitement lié à l’histoire de la diaspora juive, et à la façon dont elle a valorisé la connaissance et le savoir comme une ressource dont on peut toujours disposer, même dans l’adversité. Il faut rappeler que le Technion, cette université de Haïfa qu’on compare souvent au M.I.T., a été créée trente-six années avant la fondation de l’Etat d’Israël. Ensuite, comme le souligne Laura, la formation des talents est étroitement liée au développement de l’armée, où les jeunes passent deux à trois ans dans des unités d’excellence, et y créent un réseau très durable et soudé. Lors de notre visite au Technion, le Directeur du Design Tech Lab, nous a d’ailleurs montré une boucle whatsapp appelée la “magic box” : il s’agit d’une liste de personnes rencontrées à l’armée, désormais actives dans de nombreux domaines, et sur laquelle circulent de petites annonces (par exemple “je cherche une star du code”) qui ne restent jamais sans réponse très longtemps. Autre différence culturelle de taille : en Israël, la chutzpah (culture de l’audace) existe même au sein de l’armée, où l’on est encouragé à questionner les ordres et à remettre en question l’autorité…

Qu’est-ce qui vous a… surprises ?

L.S. : J’ai été d’abord surprise par le contraste très fort qui existe au quotidien entre la dynamique de travail et le contexte de violence – par exemple, dans une même journée, entre un rendez-vous avec un investisseur et une heure plus tard, une notification de bombardement à à peine une heure de route…

L.G. : Et moi par tellement de choses que je ne sais pas par où commencer ! Mais je commencerai par l’existence de programmes universitaires accessibles aux enfants dès 4 ou 5 ans, ou encore de bachelors en sciences ouverts aux adolescents de douze ans – ce qui montre à quel point la science est valorisée socialement.

… Impressionnées ?

L.S. : J’ai été impressionnée par la ville de Tel Aviv, qui est un endroit vivant, intéressant, agréable, où j’aurais pu rester beaucoup plus longtemps…

L.G. : L’existence d’une “exception économique” comme Tel Aviv, au milieu d’un désert, et à proximité du berceau historique qu’est Jérusalem, force l’admiration. On passe d’un monde à un autre en moins de deux heures. C’est vrai aussi pour l’écart qui existe entre les Juifs orthodoxes, qui vivent dans une pauvreté et un isolement volontaire, et la population de la “startup nation” – en contact permanent avec l’international et l’innovation…

… Déçues ?

L.S. : J’ai été déçue d’avoir si peu de temps sur place, quand nous aurions pu discuter des heures avec chaque interlocuteur de leur parcours et de leurs projets.

L.G. : Plus que déçue, j’ai été dérangée par la façon dont le conflit, pour nos interlocuteurs, semblait être une donnée admise et lointaine, un élément presque immuable du monde. Tel Aviv est une bulle à l’intérieur de laquelle il est facile de fermer les yeux sur ce qui se passe autour.

Où en êtes-vous aujourd’hui ? Qu’est-ce que cette expérience a changé dans votre parcours, ou dans votre vision de l’entrepreneuriat ?

L.S. : Je ressors de cette expérience avec une passion renforcée pour le domaine de l’entrepreneuriat et de l’innovation. Aujourd’hui, je suis en stage chez Idinvest Partners, une entreprise de private equity où je me concentre sur les entreprises à forte croissance. Cette expérience m’a permis de mieux comprendre le marché israélien, dans lequel beaucoup d’investisseurs sont impliqués. Elle a déjà enrichi mon parcours.

L.G. : Ce projet m’a apporté trois choses essentielles. D’abord, le désir de me spécialiser dans l’innovation environnementale, et notamment dans le domaine urbain (la gestion des eaux, des espaces verts, de l’agriculture urbaine…). Ensuite, ce voyage m’a redonné le goût des sciences et notamment celui des maths, que j’avais presque abandonnées depuis mon double Bachelor Sciences Po / UPMC. Je me rends compte qu’il est possible de mettre la science au service de projets qui ont un réel impact social et environnemental. Enfin, ce voyage m’a donné envie d’entreprendre, de foncer, sans me poser de questions !

Quel message souhaitez-vous transmettre aux aspirants à la Learning Expedition 2021 ?

L.S. : N’hésitez pas à vous lancer ! La Learning Expedition est l’occasion de découvrir un pays, et de rencontrer ceux qui composent son écosystème entrepreneurial. Et c’est aussi une opportunité de nouer des liens avec des étudiants de masters différents pendant une semaine (et pour toute la vie).

L.G. : Postulez ! Et allez-y, quel que soit le pays. C’est une expérience extraordinaire, dont on revient avec des envies et de l’énergie. Et puis un écosystème est toujours représentatif d’une culture : il soulève des questions sociales, historiques, et culturelles passionnantes.

La Learning Expedition est un programme récurrent financé par le Centre pour l’Entrepreneuriat et ouvert à tous les étudiants de master.

  • https://www.sciencespo.fr
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