Si l’antisémitisme a atteint son apogée en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, il gagnait aussi du terrain au Canada à partir des années 1930. Au Manitoba, par exemple, des groupes nationalistes relayaient des thèmes de l’idéologie nazie, et les juifs étaient exclus de certains clubs et de certaines destinations touristiques populaires.
Avant de creuser dans les archives des journaux de l’époque, Andrew Wall pensait que ce n’était qu’une rumeur. Il avait du mal à s’imaginer que, là où se trouve le chalet de sa famille à Victoria Beach, sur les bords du lac Winnipeg, les juifs étaient discriminés dans un passé pas si lointain.
Le 14 août 1943, le journal de la communauté, le Victoria Beach Herald, appelait les propriétaires à ne pas laisser les « indésirables » louer ou acheter leurs chalets dans ce centre de villégiature populaire auprès des Manitobains.
Victoria Beach, sur les berges du lac Winnipeg, était un lieu de vacances populaire en 1936.
En faisant ses recherches, le cinéaste winnipégois a appris que, non seulement l’antisémitisme était présent à Victoria Beach, mais que, dans les années 1930, il y avait un mouvement de nazis et d’antisémites à Winnipeg. « J’étais ahuri », raconte Andrew Wall.
Je connaissais l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, mais ouvrir le Winnipeg Free Press et tomber sur un rassemblement massif de nazis avec des banderoles, juste avant la Seconde Guerre mondiale, à Winnipeg, c’était choquant.
Et ce qui était encore plus choquant: comment a-t-on pu oublier ça dans l’histoire ?, s’interroge-t-il.
Des « indésirables »
Victoria Beach n’était pas le seul endroit où les juifs étaient discriminés. Probablement que tous les centres de villégiature sur les berges est du lac Winnipeg les excluaient, confirme l’historien Daniel Stone, professeur émérite de l’Université de Winnipeg, qui étudie le sujet depuis sa retraite. Une coupure du journal Victoria Beach Herald.Agrandir l’image(Nouvelle fenêtre)
Le Victoria Beach Herald ne mentionnait pas le mot « juif» dans son éditorial, mais dans le contexte de l’époque, cela aurait été évident, selon Daniel Stone.
Les endroits les plus réputés au Manitoba appartenaient à des Anglais, explique-t-il.
Ils avaient établi des accords tacites, selon lesquels il ne fallait pas vendre leurs propriétés à des juifs pour ne pas qu’ils détruisent ces endroits.
Le plus célèbre exemple est celui de Victoria Beach, selon Daniel Stone, car il a fait réagir à l’époque le rédacteur en chef du Winnipeg Free Press, John Dafoe.
Face aux dénonciations du quotidien winnipégois, le rédacteur en chef du Victoria Beach Herald aurait toutefois rétorqué que ses opinions étaient bien plus modérées que celles des habitants de la communauté, raconte l’historien.
Les nazis en Europe font comprendre clairement aux juifs qu’ils ne veulent pas vivre avec eux.
Au Manitoba, les résidents saisonniers de Victoria Beach se sont lancés dans la même bataille.
À Winnipeg, Daniel Stone cite Tuxedo et les environs du parc Wildwood comme étant des endroits où les juifs n’avaient pas le droit de s’établir. Ils n’étaient également pas les bienvenus dans certains clubs privés, comme le Puffin Ski Club.
De son côté, le Collège de médecine de l’Université du Manitoba filtrait ses entrées. À partir de 1932, un système de quotas officiels a été adopté pour limiter l’accès des juifs à la profession.
Selon un essai(Nouvelle fenêtre) de Jonathan Fine, le doyen considérait que certains groupes et nationalités, comme eux ne devraient jamais être acceptés comme médecins.
Ce système de quotas n’a pas été aboli avant les années 1944-1945, déplore Daniel Stone.
À partir de 1932, les étudiants juifs étaient filtrés dans les programmes de médecine de l’Université du Manitoba.
Winnipeg et le nationalisme
Ces mises à l’écart des juifs sont liées à la montée du nationalisme au Manitoba dans les années 1930. En devoir de mémoire, Andrew Wall, dans son film The Paper Nazis, retrace la montée de ce mouvement et ses activités à Winnipeg.
Dans les années 1930, alors que Hitler gagnait du pouvoir en Allemagne, un dénommé William Whittaker lançait le Canadian Nationalist Party à Winnipeg. Le journal The Canadian Nationalist servait à véhiculer sa propagande fasciste et anticommuniste.
Au cours des premières années, les éditoriaux du journal insistaient sur l’absence de haine liée à la race dans ses propos et sur l’égalité entre les citoyens. Dès 1935, il est devenu toutefois ouvertement raciste, confirme Daniel Stone.
Le Canadian Nationalist Party publiait des documents comme Protocols of the Elders of Zion, une contrefaçon du 19e siècle pour Daniel Stone, selon laquelle les juifs ont une stratégie spécifique pour contrôler le monde.
L’historien raconte que Whittaker et son groupe de nationalistes s’inspiraient des troupes nazies et sont descendus maintes fois dans les rues de Winnipeg pour faire valoir leur idéologie.
En juin 1934, une douzaine d’antifascistes les ont affrontés à Market Square, dans une rencontre sanglante. C’était la dernière fois que Whittaker marchait sur Winnipeg, dit Daniel Stone. Le journal a, par contre, continué à véhiculer son idéologie.
En comparaison avec bien d’autres endroits, le Manitoba s’en tirait bien, même dans sa période sombre, souligne toutefois l’historien.
En effet, les clauses restrictives n’étaient pas inscrites dans la loi, contrairement à l’Ontario.
C’est une petite note de bas de page dans une histoire beaucoup plus vaste, mais c’est notre note de bas de page. Notre histoire. Cela s’est passé ici.
« Aucun [juif], c’est déjà trop », une politique fédérale
Les discriminations contre les juifs allaient, en effet, bien au-delà de la province. Le Manitoba était, à l’époque, la troisième province accueillant le plus de juifs, après le Québec et l’Ontario.
Dans les années 1940, alors que les assassinats de masse avaient lieu en Europe, le Canada tout entier avait fermé ses portes aux immigrants juifs qui fuyaient les persécutions.
Interrogé sur le nombre de juifs qui devraient être acceptés au Canada, Frederick Blair, le directeur de l’Immigration entre 1936 et 1943, avait par ailleurs répondu : Aucun, c’est déjà trop. Et, en 1939, les responsables fédéraux canadiens avaient refusé d’accueillir plus de 900 réfugiés qui tentaient de fuir le régime nazi à bord du paquebot MS Saint Louis.
Le gouvernement était très antisémite, commente la directrice du Centre du patrimoine juif pour l’ouest du Canada, Belle Jarniewski.
Le premier ministre [fédéral William Lyon] Mackenzie a lui-même acheté toutes les terres autour de sa maison parce qu’il avait peur qu’un Juif devienne son voisin, ajoute-t-elle.
Parmi les 150 000 personnes ayant immigré au Canada pendant l’Holocauste, entre 1933 et 1945, on estime qu’environ 8000 étaient juives.
Était-ce une désillusion pour les personnes qui arrivaient à passer les frontières canadiennes et continuaient d’être persécutées? Pas vraiment, selon Belle Jarniewsky, dont les parents, qui ont vécu l’enfer des camps de concentration, ont fui au Canada dans les années 1950. Ils considéraient ces discriminations comme faisant partie de leur quotidien.
Tirer les leçons de l’histoire
L’antisémitisme n’était pas nouveau dans les années 1930 au Canada; il existe depuis toujours, dit Daniel Stone. Il a décliné graduellement entre les années 1950 et 1970, avec la disparition des clauses restrictives d’achats et des clubs privés.
Cela dit, on constate une hausse de l’antisémitisme ces 10 dernières années, dit l’historien.
Selon Statistique Canada, les crimes haineux déclarés par la police ont augmenté de 47 % au Canada en 2017, ciblant principalement les musulmans (+207 %), les Noirs (+84 %) et les juifs (+41 %).
Le Manitoba n’échappe pas à cette montée de l’antisémitisme, cette situation est présente partout en Amérique du Nord, et a été exacerbée l’an dernier avec le ralliement néonazi en Virginie.
Pour Belle Jarniewski, qui accueille des élèves de temps en temps au centre juif, enseigner ce passé aux jeunes est primordial.
Je leur pose toujours la question : “Combien de personnes [juives] pensez-vous que le Canada a acceptées pendant la guerre?” Ils pensent souvent à la réalité d’aujourd’hui et répondent : “Beaucoup, beaucoup”, et sont très surpris, dit-elle.
En 2018, Justin Trudeau a officiellement présenté ses excuses aux juifs du MS Saint Louis, 79 ans plus tard.
Je pense que le Canada a tiré les leçons de l’histoire, de tous ces juifs qu’il aurait pu sauver, mais qui ne l’ont pas été. Peut-être que cela a changé la manière dont le Canada gère son immigration aujourd’hui, dit Belle Jasniewski.
Pour le cinéaste Andrew Wall, la hausse des crimes haineux est le signe qu’un film comme The Paper Nazis est plus utile maintenant que jamais.
Chloé Dioré de Périgny
Source Radio Canada