C’est en 2009 que Dan Senor et Saul Singer publient un livre intitulé, Startup nation, the story of Israel’s economic miracle.

Alors que la French Tech fête ses 10 ans, il était intéressant d’avoir un éclairage sur le modèle étranger qui a inspiré, autant que la Silicon Valley, une nouvelle conception de l’économie, fondée sur l’innovation et la créativité.

Les modèles étrangers restent néanmoins issus de cultures et d’histoires différentes, notamment dans le cas d’Israël, où l’avancée technologique est une question de survie.

SeRViR : Monsieur le Ministre Conseiller, il était difficile de faire un numéro spécial sur la French Tech sans s’intéresser au modèle israélien. Israel est la « Start-up Nation » par excellence ; pourriez-nous en dire plus ?

1 Daniel Halevy-Goetschel : Pour vous répondre simplement, je vois deux éléments qui me paraissent importants : le premier est la particularité de l’écosystème israélien fondé sur une interaction très forte et permanente entre différents éléments et qui a fait ses preuves depuis de nombreuses années.

C’est d’un côté, l’implication des institutions publiques et notamment des armées, du gouvernement, sans oublier les universités et le Technion et l’Institut Weizman, et de l’autre côté, un système des startup très dynamique avec des entrepreneurs qui prennent des risques et de multiples initiatives. En parallèle, il existe un mode de financement efficace, avec des fonds de capital-risque auquel s’ajoute la participation de grandes entreprises multinationales du domaine tech – environ 400 sociétés, connues mondialement et qui ont pour certaines d’entre elles construit des laboratoires de recherche en Israel, notamment EDF et Renault.

Une des caractéristiques de la Start-up nation est bien sûr le grand nombre de start-up – plus de 7000 pour environ 9 millions d’habitants mais surtout la transformation de ces petites start-up en licornes, c’est-à-dire leur capacité à lever rapidement des fonds et à s’engager dans une logique industrielle : il y en a aujourd’hui environ 90 ; ce qui fait de loin, le plus grand nombre de licornes par capita dans le monde. Israel est donc premier dans ce domaine.

2 Pour compléter ces chiffres, il faut rappeler que 93 sociétés tech israéliennes sont cotées au NASDAQ – ce qui fait d’Israël, le deuxième pays étranger (après la Chine) au NASDAQ. Il faut souligner également l’importance de l’investissement des fonds à capital risque. Rien qu’en 2021 (année record), près de 26 milliards de dollars ont été investis en Israël (11.6 milliards en France), ce qui équivaut peu ou prou à un investissement de 2800$/per capita.

Il faut néanmoins nuancer cette très forte croissance qui connaît un ralentissement en 2022, lié à la situation géostratégique internationale. Cette baisse de la croissance des investissements doit être vue en ayant la perspective des années d’importante croissance qui l’ont précédée – elle est d’ailleurs générale dans le monde de la tech – mais ses impacts sont pour le moment incertains et difficilement mesurables. Mais malgré ce ralentissement des levées de fond, la croissance en Israel en 2022 s’est élevée à environ 4 % et les exportations de High-Tech auront augmentées d’environ 20%.

3 L’armée joue un rôle fondamental dans l’écosystème israélien. L’innovation c’est d’abord un « mindset » : dans nos armées, ce sont des gens très jeunes qui développent le goût du risque et qui bénéficient de formations technologiques tout en étant constamment conscients des besoins du terrain – l’approche est extrêmement pragmatique. Ils y découvrent notamment le monde de la tech informationnelle, avec le big data et l’intelligence artificielle, le cyber, les technologies du software et des logiciels. Lorsque ces jeunes quittent l’armée, ils se lancent dans l’aventure, deviennent des entrepreneurs et montent leur startup.

SeRViR : Quels ont été et quels sont les moteurs de l’innovation ?

4 Daniel Halevy-Goetschel : Spontanément, on pourrait parler des nécessités liées à la sécurité d’Israël et à la dimension militaire très présente dans la démarche d’innovation, mais je pense qu’il est également intéressant dans le contexte actuel d’évoquer l’ensemble des problèmes auquel Israël a été confronté dès sa naissance, et notamment la rareté de l’eau. Un problème qui va probablement s’étendre dans le futur au-delà du sud de l’Europe. C’est très simple, dès sa création, Israël, situé dans une zone aride, avait besoin d’eau pour survivre. Avec aujourd’hui plus de 9 millions d’habitants, ces besoins ont encore évolué et augmenté considérablement.

Si dès le départ, des solutions technologiques n’avaient pas été recherchées, nous aurions été confrontés très vite à des crises majeures toutes aussi dangereuses pour la sécurité nationale que les questions militaires. La même analyse s’applique à l’agriculture. Aujourd’hui, Israël est quasi autonome pour les fruits et légumes et cela aussi exige une quantité d’eau extraordinaire.

Malgré cette situation de rareté, Israël est aujourd’hui autonome et capable d’exporter de l’eau, notamment avec la Jordanie et ses voisins, ce qui représente un intérêt géostratégique majeur en créant une dépendance entre les deux pays.

5 L’eau est un sujet très intéressant car en terme d’innovation, l’aspect technologique n’est pas le seul qui compte. Dès le départ, trois dimensions sont à considérer :

  • L’éducation du public : chaque Israélien a conscience que chaque goutte compte ;
  • La décision stratégique de passer à une désalinisation de l’eau de mer : elle a donné lieu à un débat important sur le choix des options, procéder à la désalinisation ou importer de l’eau de la Turquie. Le choix s’est porté sur l’investissement dans les technologies de désalinisation, ce qui permet aujourd’hui d’éviter une dépendance qui aurait été une véritable vulnérabilité géostratégique.
  • La création d’unités qui retraitent de l’eau pour le secteur agricole.

7 L’usage et la technologie se rencontrent dans la pratique du goutte à goutte, mise en place depuis des dizaine d’années, qui a permis de développer l’agriculture. Il est géré aujourd’hui par les ordinateurs de façon de plus en plus sophistiquée.

8 La réutilisation de l’eau représente plus de 90 % des usages de l’eau et exige à la fois des technologies très développées mais aussi une acceptation psychologique – elle est principalement réutilisée dans l’agriculture (mais non pour la consommation de la population)…

9 Le domaine des énergies alternatives a également été un secteur prioritaire dans les recherches technologiques. Il y a beaucoup de soleil en Israël, mais pas de pétrole…

10 Alors que le contexte est plutôt au libéralisme et à l’absence d’intervention publique, le gouvernement israélien a été pionnier dès les années 90s pour aider la promotion des startup avec la mise en place des incubateurs. La création du fonds capital risque YOZMA [1][1]YOZMA est une initiative capital-risque du gouvernement pour… a stimulé le démarrage d’une économie autour des start-up dès 1993, en attirant des investissements privés y compris venant de pays étrangers. La participation du gouvernement reste toujours importante avec un investissement prioritaire dans la recherche et le développement, qui se monte aujourd’hui à plus de 5,4 % du PIB (le taux le plus élevé des pays de l’OCDE).

11 Enfin, pour passer de la recherche à des niveaux industriels, le gouvernement a été précurseur pour aider les entrepreneurs et orienter les investissements dans les secteurs de haute technologie.

12 Pour résumer, ce qu’on appelle le miracle israélien c’est la conjonction des initiatives et politiques du gouvernement ; de la place de l’armée avec les unités technologiques qui forment les futurs entrepreneurs et d’un système mis en place par les universités qui encourage les chercheurs à exploiter leurs recherches à des fins économiques. La place du secteur public est donc importante dans le « miracle » israélien. Mais l’investissement public ne suffirait pas si les mentalités n’étaient pas tournées vers l’innovation et la prise de risque.

SeRViR : Quels sont les points forts du modèle israélien et ses faiblesses du système ?

13 Daniel Halevy-Goetschel : Les points forts du modèle, c’est ce que j’ai décrit précédemment un écosystème combinant action publique et investissement privé, agile et ne craignant pas de prendre des risques. S’agissant des points faibles, je pense que la taille du marché joue un rôle conséquent. Israël est un très petit marché. Si on veut se développer, il faut coopérer avec l’étranger. Or les marchés, sont jusqu’à présent assez loin géographiquement d’Israël. Ce sont essentiellement, l’Union européenne, les Etats-Unis et également l’Asie. Les Accords d’Abraham font entrevoir de nouvelles potentialités. Je pense également que pour certains marchés, la barrière de la langue peut encore être une difficulté supplémentaire. Notamment pour le marché européen et français en particulier. Par ailleurs, la question de la souveraineté se pose aussi : beaucoup de nos start-up ont grandi et certaines se sont faites racheter. Les capitaux étrangers deviennent majoritaires et les entreprises ne sont plus israéliennes. On assiste cependant à un changement de cette tendance et, aujourd’hui, les licornes restent implantées en Israël. C’est une des conséquences positives du COVID – bien que privés de la possibilité de voyager, les dirigeants de sociétés tech israéliennes ont réussi à se développer à l’international.

14 S’agissant des échecs, on ne peut pas parler d’échecs pour le modèle start-up. Au contraire, l’important, c’est la capacité à prendre des risques, à s’engager. Mais, il y a beaucoup de tâtonnement, de faillites et de reprises…C’est ce qui fait la dynamique et l’agilité de cet écosystème. Les entrepreneurs sont jeunes et sont capables de se relever, de se réorienter rapidement, si leur projet n’aboutit pas.

SeRViR : Est-ce qu’Israël est confrontée à une guerre des talents ? Qu’en est-il des inégalités femmes – hommes, auxquelles la France est particulièrement confrontée dans le domaine de la Tech ?

15 Daniel Halevy-Goetschel : Globalement, nous avons un vivier encore très riche au sein de nos universités. Les étudiants sont acceptés dans les branches technologiques des Universités où le niveau est très bon. Il y en outre deux grandes universités qui fournissent une formation très pointue dans le domaine de la technologie, reconnue mondialement : c’est l’Institut Weizman pour les sciences naturelles et biologie et bien sûr, le Technion à Haïfa. Je souhaite également mentionner l’Université de Beer Sheva, située dans le désert du Neguev. Cette université est désormais au cœur de l’écosystème du Cyber. Elle est très représentative du modèle israélien car elle imbrique le monde académique, les armées, notamment leurs unités cyber et les entreprises du cyber qui sont installées tout autour. Ben Gurion avait souhaité fleurir le Neguev, mais si le développement économique de la région est désormais assuré, ce n’est plus l’agriculture qui en est le cœur.

16 Il n’y a pas en Israël de décalage entre les hommes et les femmes équivalent à celui que l’on connaît au niveau européen. Les femmes font aussi leur service militaire et bénéficient de cet accès aux formations technologiques et à la culture du risque. Elles constituent aujourd’hui 33% % de la ressource humaine du secteur de la haute technologie.

17 Pour ce qui est des ressources humaines, nous n’évitons pas les tensions notamment dans le domaine de la programmation et de l’informatique en général mais aussi dans la formation de nos ingénieurs – et surtout les garder en Israël. C’est un enjeu dont nous sommes conscients.

SeRViR : Quels sont les principaux domaines de la Tech en Israël ?

18 Daniel Halevy-Goetschel : L’éventail de nos start-up et des initiatives tech est très larges et couvre de nombreux domaines : c’est la santé numérique (environ 1600 startup, des hubs technologiques, des centres dédiés à la recherche et développement, et gestion de la data médicale) ; les logiciels pour les constructeurs automobiles logiciels (Waze que beaucoup connaissent – mais aussi des logiciels qui annoncent les voitures autonomes) ; le cyber ; et l’environnement (climatetech avec près de 700 start-up qui développent des solutions durables pour la reforestation, l’alimentation, le recyclage et l’efficacité énergétique), avec notamment un secteur important de l’agrotech – avec plus de 400 entreprises (avec pour objectifs, par exemple, la réduction des pesticides et l’amélioration des semences). La Food Tech est un secteur en expansion, avec comme pour d’autres domaines une coopération à développer avec les grandes sociétés françaises. Et bien sûr la FinTech.

19 Parmi nos Licornes, je citerai par exemple :

  • Le logiciel de gestion : Monday
  • Le logiciel de création de site internet WIX
  • Et son presqu’homonyme WIZ ainsi que Sentinel one dans le domaine du Cyber

21 Si vous souhaitez mieux appréhender les start-up israéliennes, je vous conseille d’aller sur le site Startup nation central qui est une sorte de catalogue digital de nos sociétés startup mais pas seulement, c’est, à l’exemple de la French Tech d’ailleurs, un site qui donne de la visibilité à nos start-up notamment au niveau international et permet de connecter le monde du business et de la finance et les acteurs principaux de la tech.

SeRViR : En France et en Europe, la relation avec les GAFAM soulève la question fondamentale de la souveraineté et de la protection des données ; qu’en est-il en Israël ?

22 Daniel Halevy-Goetschel : Notre perception de la souveraineté est sans doute différente de la vôtre. Il faut, en effet, considérer le rôle important des grandes sociétés internationales qui investissent et coopèrent avec les entreprises d’innovation israéliennes. Toutes les grandes entreprises américaines ou multinationales sont très implantées en Israël et certaines ont créé leur propre laboratoire de recherche et unités de production. Bien sûr, la question de la protection des données se pose. Mais c’est davantage à travers l’innovation technologique que nous pouvons améliorer cette protection.

SeRViR : Quel regard portez-vous sur modèle français ?

23 Daniel Halevy-Goetschel : Je suis impressionné par le dynamisme du tissu économique français. Je le ressens dans mes visites et rencontres, notamment avec les pôles de compétitivité et les centres d’excellence. Les relations économiques entre la France et Israël sont très bonnes, même si le potentiel est loin d’être exploité. Israël est intéressée par l’extension des accords de recherche et de développement entre les deux pays. Du côté israélien c’est l’Innovation Authority (qui gère 60 programmes différents d’aide au secteur High Tech) qui noue ces accords avec des pays tiers. On peut imaginer que du côté français ces serait la BPI qui pourrait remplir ce rôle.

SeRViR : Comment voyez-vous l’Union européenne et son implication dans l’innovation entrepreneuriale ?

24 Daniel Halevy-Goetschel : L’UE est très présente en soutien de l’innovation, notamment à travers son programme Horizon Europe auquel Israël est pleinement associé comme il l’a été aux précédents programmes européens depuis plus de 20 ans.

25 Dans ce contexte on peut également mentionner la participation israélienne a l’initiative Eureka.

SeRViR : Un mot de conclusion ?

26 Daniel Halevy-Goetschel : La coopération multilatérale avec l’UE et ses Etats membres, et les relations bilatérales avec la France dans le domaine de la tech mériteraient davantage d’efforts conjoints pour mieux exploiter leurs potentiels. C’est notamment à travers les solutions technologiques que nous pourrons résoudre les grands problèmes de notre monde, comme la question du développement et d’une croissance durable, compatible avec les enjeux climatiques, les enjeux de biodiversité et de maîtrise des pollutions.

Notes

  • [1]
    YOZMA est une initiative capital-risque du gouvernement pour attirer des investissements privés qui ont très vite dépassé le montant alloué par le gouvernement générant un phénomène boule-de neige de créations de sociétés de capital-risque. Les investissements proviennent aussi des Etats-Unis, du Japon et d’Allemagne.
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/03/2023
https://doi.org/10.3917/servir.519.0111

 

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