Le kaddish perdu des juifs de Corse.

Autrefois florissante, la communauté juive de Corse est aujourd’hui sur le déclin. Avec elle, c’est un pan méconnu de cette histoire qui risque de sombrer dans l’oubli.

Par Antoine Albertini.

Dans la petite salle de la synagogue, derrière les façades de la rue du Castagno qui dévale vers le vieux port de Bastia, des mains ridées étreignent les franges du tallith, le châle traditionnel de prière juif. Ce samedi d’août, trois vieux messieurs psalmodient dans un hébreu un peu hésitant la prière du shabbat, les yeux clos, le regard tourné vers un passé où les rires des enfants de réfugiés juifs d’Alep ou de Tibériade encombraient les ruelles du vieux quartier génois de la ville.

Un passé où la minuscule synagogue Beith Mer, installée en 1934 dans un ancien appartement, ne pouvait pas accueillir toutes les familles venues prier pour Yom Kippour ou Rosh Ha-Shanah. Un passé où le vieux Nahmani avait convié le petit peuple bastiais, bonnetiers juifs et tenanciers de cantines, pisciaghje (« poissonnières ») et pêcheurs, prêtres de l’église Saint-Jean toute proche, catholiques et juifs mêlés, à célébrer sur la place du Marché la naissance de son onzième enfant. Un fils, enfin, après dix filles !

C’était dans l’autre siècle… Celui qui avait vu 744 hommes, femmes et enfants débarquer dans le port d’Ajaccio un matin de décembre 1915, expulsés d’une Palestine encore sous le joug ottoman et que se disputaient Britanniques et Français d’un côté, Turcs et Allemands de l’autre. Muletiers, cordonniers, agriculteurs, ils avaient dû tout quitter pour une patrie incertaine autant qu’inconnue, emportant avec eux la somme de 3 livres turques par famille et quelques objets rituels.

Souvenirs de ces temps enfuis, les noms s’effacent peu à peu des devantures des commerces de la rue Napoléon, dans le centre ancien de Bastia, où une grande partie de la communauté a essaimé peu après son arrivée à Ajaccio. Des dizaines d’échoppes autrefois tenues par les Ebrei – les « Hébreux », en Corse –, il n’en reste que trois pour perpétuer la présence de la communauté. Côté impair, les deux chausseurs Cohen. En face, Chez Aben Frères, articles et vêtements de travail.

Partis, les familles Yebgui, les Chetrit et les Eknine. Montés en Israël, les filles Eskenazy, les sœurs Abbo et les Toledano, dont l’un des patriarches deviendra ministre du culte du premier gouvernement de David Ben Gourion. Entre Ajaccio, Saint-Florent, L’Ile-Rousse ou Bastia, il ne reste plus qu’une vingtaine de familles. Depuis la mort du rabbin Mayer Toledano en 1970, bien peu de fidèles à la prière du shabbat.

Quand un deuil frappe une famille, il est difficile de réunir les dix hommes dont la présence est indispensable pour dire le kaddish, la prière des morts. Le plus souvent, un rabbin est dépêché du continent. Il n’oublie jamais d’apporter des produits casher : le dernier rayon de la dernière épicerie à proposer de la nourriture autorisée a fermé, il y a quinze ans, faute de clients. « C’est pourquoi le consistoire nous autorise à dire le kiddouche, la bénédiction du vin, avec de la bière. Nous ne trouvons plus de vin casher », s’excuse Claude Benassouli. Arrivé en Corse en 1991, cet ancien conservateur des hypothèques anime une fois par semaine une classe d’hébreu, langue qu’il a apprise, à 28 ans, à Paris, quand il était un jeune rapatrié d’Algérie. Ses élèves ? Neuf dames patronnesses des bonnes œuvres du couvent Saint-Antoine et un moine franciscain…

Un ancien de la communauté soupire : « Pour voir les juifs de Corse, il suffit de monter au carré israélite du cimetière. »

Berri « Shalom » Spitezki et Salomon Weiss, eux, ont préféré rencontrer les vivants. Au mois de juillet, ces deux jeunes loubavitchs new-yorkais, d’origine belge, sont venus. Depuis quarante ans, chaque été, les jeunes hommes non mariés de ce mouvement ultra-orthodoxe accomplissent des visites aux foyers juifs en déshérence. Leurs pas les portent d’Ukraine en Afrique du Sud, en Roumanie… Cette année, Salomon a décidé de suivre son ami Shalom sur les traces de sa propre famille. « C’est ici que ma grand-mère a trouvé refuge pendant la seconde guerre mondiale, sur les conseils d’amis du continent. Elle a pu échapper aux rafles », explique-t-il à la terrasse d’un café, place Saint-Nicolas, à Bastia.

A l’heure de l’apéritif, entre deux tables où des Bastiaises rivalisent d’élégance et des vacanciers en short décortiquent les guides de tourisme, Shalom et Salomon, kippa sur la tête et barbe fournie malgré leurs 21 ans, s’étonnent encore de l’accueil qu’ils ont reçu au long de leur périple. « Ailleurs en Europe, on ne vient pas vers nous, on nous regarde plutôt curieusement. Ici, en deux jours, nous avons été accueillis dans tous les cafés. Les gens nous abordent spontanément, viennent nous parler… C’est très étonnant. »

L’idée qu’ils se font des juifs de Corse ? « Une communauté qui vieillit mais qui reste très attachante. Bien sûr, ils ne sont que quatre ou cinq à la synagogue. Mais tous les samedis, elle est ouverte dès 8 heures du matin. C’est ça qui est important pour nous », explique Salomon. Leurs pérégrinations insulaires ont mené les deux compères de Saint-Florent à Ajaccio, en quête des enfants perdus d’Israël, ces jeunes Corses d’origine juive qui ont reçu, pour tout héritage, un nom ou un prénom porté par leurs ancêtres venus d’Haïfa ou d’Alep.

C’est la fierté et le tourment des juifs de Corse : avoir su s’intégrer à cette île que l’on dit rétive à l’étranger. Une île profondément catholique, aussi. Avoir su s’intégrer jusqu’à s’y être perdus, happés par la puissante attraction d’une culture méditerranéenne et cosmopolite, à mille lieues des clichés rebattus, une culture dont les racines se sont sans cesse recomposées au gré des apports extérieurs. Juifs. Corses. Français. Tout cela à la fois. « Mon identité ? Elle ne se partage pas », tranche Jacques Ninio, 82 ans.

Dans le petit appartement qu’il occupe avec son épouse, la fille du rabbin Toledano, le doyen de la communauté incarne ce paradoxe. Il reste l’un des piliers de l’office du shabbat, s’efforce de manger casher, organise les festivités de Kippour. Mais, sitôt la conversation engagée, voici sa propre histoire qui resurgit, celle du fils de réfugiés devenu traculinu – colporteur – dans les villages de l’île, enfant d’un pays où les anciens pensent en corse avant de parler français.

En 2001, Jacques Ninio a écrit au préfet, inquiet. « Les anciens de la communauté sont assez pessimistes quant à la continuité d’une présence juive en Corse. » Et, pourtant, impossible de boucler les valises, de partir rejoindre la famille sur le continent ou en Israël. « On est restés après la retraite, seuls. On aurait pu partir. Mais non, ça n’aurait pas marché », soupire Rachel, sa femme.

« Et puis, partir pour où ? demande un alerte quinqua de la communauté. Quel est l’endroit au monde où des juifs ont été mieux accueillis qu’ici ? Même au XVIIIe siècle, quand la moitié de l’Europe n’avait toujours pas accordé le moindre statut aux juifs, et que l’autre les pourchassait, la Corse était une terre d’accueil pour nous. »

Dans l’île, tout le monde connaît l’histoire des « juifs de Paoli ». En 1764, alors que Pasquale Paoli, héros de l’indépendance, préside aux destinées de l’éphémère république corse, des israélites italiens sont incités à s’établir dans l’île. Trois ans plus tard, à ses partisans qui l’interrogent sur le statut à accorder à ces nouveaux venus, Pasquale Paoli répond sans hésitation : « Chaque homme établi sur la terre franche de notre patrie a le droit de choisir ses magistrats et ses représentants. » « La liberté, ajoute-t-il, n’a ni confesseur ni inquisiteur. »

« L’attitude de Paoli répond autant à sa pensée profondément égalitaire qu’à son utilitarisme, explique le professeur Antoine-Marie Graziani, biographe de Pasquale Paoli et membre de l’Institut universitaire de France. Il a vu les juifs faire prospérer Livourne et Naples, il sait qu’ils peuvent apporter à la Corse ce que les insulaires ne savent pas faire : du commerce. Les protéger est pour lui une évidence, autant philosophique que politique. » Quand éclate la seconde guerre mondiale, 80 000 soldats italiens et 15 000 Allemands débarquent sur les côtes corses en 1942. Comme ailleurs, des lettres dénoncent. Mais en Corse, en dépit de l’internement de 80 juifs à Asco, un village situé au pied du Monte Cinto, aucun ne partira vers les camps de la mort.

L’île sera même aux avant-postes de la création de l’Etat d’Israël. En 1948, un haut fonctionnaire de la police et trois truands s’invitent dans le bureau du préfet de Corse. Ils sont chargés par Jules Moch, ministre de l’intérieur, d’organiser clandestinement le premier acheminement d’armes par voie aérienne à destination de l’Etat hébreu. Au préfet, qui voit l’initiative d’un mauvais œil, l’étrange quatuor présente un dossier. Le haut fonctionnaire blêmit. La promesse de quitter l’île dans une caisse en bois achève de le convaincre. Son nom ? Maurice Papon. Transportées par des marins corses depuis Marseille, les armes seront finalement chargées dans des avions envoyés vers le tout nouvel Etat d’Israël.

Les yeux dans le vague, Rachel Ninio sourit. « Oui, c’est une belle histoire. Mais nous, ce que nous attendons aujourd’hui, c’est un miracle. »

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