PORTRAIT. René Goscinny, ce génie juif de la BD.

Si vous étiez du côté de Cannes cet été 2021, vous avez certainement pu admirer au Palais des Festivals et des congrès une exposition tout à fait inédite : Goscinny et le Cinema ! Un coup de projecteur sur le travail de l’exceptionnel René Goscinny, créateur du mystique Astérix, mais qui a aussi accompagné les aventures de Lucky Luke ou celle du Petit Nicolas. Depuis les années 50, l’homme de l’ombre nourrit l’imaginaire des français… et bien au delà !

Par Ilana Ferhadian sur Radio J (Copyrights).

Aux origines.

L’occasion de revenir plus en profondeur sur la vie de René Goscinny, né un 14 août 1926 dans le 5e arrondissement de Paris. Issu d’une famille juive ashkénaze originaire de Pologne et d’Ukraine. Son père, Stanislas, dont le prénom hébraïque est Simhra, est le troisième fils du rabbin Abraham Goscinny. Quant à sa mère, Anna née Beresniak, elle est issue d’une famille d’éditeurs qui tient une imprimerie à Paris. À l’époque, c’est l’imprimerie Beresniak qui s’occupe par exemple de l’édition de plusieurs des principaux journaux yiddishophones et russophones de Paris. Une entreprise florissante qui sera plus tard reprise par les fils Beresniak, qui emploieront une centaine de personnes dans les années 1930. Mais malheureusement, sous l’Occupation nazie, l’imprimerie n’échappe pas à la spoliation des biens juifs. Ce n’est qu’à la Libération que l’un des oncles maternels de René Goscinny, Serge Beresniak, récupère l’entreprise.

Quoi qu’il en soit, bien avant la guerre, la famille de René Goscinny, et particulièrement son père, est préoccupé par le sort des juifs. En 1927, Stanislas Goscinny est employé par la Jewish Colonization Association (JCA), destinée à aider et favoriser l’émigration des Juifs d’Europe ou d’Asie, notamment sur le continent américain. Et c’est justement à ce titre que les Goscinny partent pour Buenos Aires, en Argentine, où Stanislas est employé comme ingénieur chimiste. Le petit René étudie lui au Lycée français de Buenos Aires. Un enfant boute-en-train, connu pour faire rire ses camarades de classe. Très tôt, René commence aussi à dessiner, inspiré par les histoires illustrées comme Les Pieds Nickelés qu’il s’amuse à recopier. C’est aussi à cette période que naît l’amour de René Goscinny pour la France, « un pays fabuleux, exotique, où nous partions en vacances », déclara t-il bien des années plus tard. « Nanterre, les Deux-Sèvres, c’était Tombouctou » pour lui !

L’après-guerre, l’entrée de René dans l’armée française

Mais la guerre viendra tout chambouler. Si ses parents sont à l’abri en Argentine, une partie de sa famille restée en Europe sera victime de la Shoah. Trois de ses oncles maternels, arrêtés pour avoir imprimé des tracts anti-allemands, meurent en déportation dans les camps de Pithiviers et d’Auschwitz. De l’autre côté de l’Atlantique, dès août 1940, Stanislas, lui, rejoint le « Comité de Gaule », avant de mourir, 3 ans plus tard, en 1943, des suites d’une hémorragie cérébrale. La famille Goscinny bascule dans la précarité.

Le jeune garçon, qui vient d’obtenir son bac à seulement 17 ans, se voit obligé de rechercher un travail. Il devient dessinateur dans une agence de publicité. Enfin, après la guerre en 1945, René Goscinny, accompagné de sa mère, quitte l’Argentine pour New York. Mais alors qu’il aurait pu rejoindre l’armée américaine et en obtenir la nationalité, il décide de rejoindre le pays qu’il aime… la France, et s’engage dans l’armée française en 1946. Et il y fera ses preuves au sein du bataillon d’infanterie alpine. Promu caporal, puis très rapidement caporal-chef, Goscinny devient l’illustrateur officiel du régiment, réalise notamment des affiches. Le général de Lattre de Tassigny, amusé par ses dessins, le nomme même sergent. Mais bien sûr, Goscinny lui, ne rêve qu’à une chose : un métier en rapport avec ce qu’il aime le plus : faire rire les autres.

Il frappe donc aux portes des éditeurs, agences de presse et studios de création, mais il n’essuie malheureusement que des refus. Toutefois l’année 1948 est charnière, après sa rencontre aux Etats-Unis avec Harvey Kurtzman, futur fondateur du magazine Mad. René Goscinny rencontre également d’autres géants de la BD comme John Severin et Will Elder. Sa carrière est lancée : le jeune français sort un premier livre animé, intitulé Playtime Stories aux éditions Kunen Publishers.

Deux rencontres, celle avec Morris et Albert Uderzo.

René Goscinny rencontre par la suite d’autres pontes de la bande dessinée, notamment Morris, le père de Lucky Luke. Quelques années plus tard, ébloui par le talent d’humoriste de Goscinny, Morris lui proposera naturellement d’écrire les scénarios de sa célèbre BD.

Enfin, une autre rencontre va considérablement marquer sa vie, en 1951, celle avec Albert Uderzo, qui travaille alors pour la même boite que lui. Les deux hommes nouent une amitié très profonde, et très vite, ils décident de mettre leur talent de concert. Ils travaillent alors sur plusieurs chroniques humoristiques, et des bandes dessinées : La famille Cockalane, Poussin Poussif, Oumpah Pah. Ils collaborent également au journal de Tintin. On le sait, leur collaboration continuera encore, bien plus tard.

Mais en attendant, Goscinny fait ses preuves, aussi, tout seul ! En 1953, il rencontre Jean-Jacques Sempé, le père du Petit Nicolas. Il collabore alors avec lui sur le projet et écrit certains scénarios. Le succès est immédiatement au rendez-vous. Le Petit Nicolas devient une œuvre à part dans la carrière de Goscinny. Suivra Iznogoud également, mais c’est bien sûr Astérix en 1959 qui créera l’évènement. Raymond Joly, alors chef du service de presse de Radio Luxembourg, souhaite lancer un magazine pour les jeunes. Naîtra ainsi « Pilote », dont Goscinny devient le secrétaire de rédaction. C’est dans la première édition, qu’est crée Astérix. Astérix et Obélix, les irréductibles Gaulois…

Astérix, inspiré du martyr juif ?

On l’a dit, Goscinny est juif, son père était un militant, René a été témoin de l’horreur de la Shoah. Mais le scénariste, en réalité, ne s’est jamais vraiment exprimé sur sa judéité, ni sur l’influence de la Seconde guerre mondiale sur ses textes, ou alors très timidement. Notamment une fois, lorsque dans les années 70, il est accusé de racisme. René Goscinny réfute alors violemment ces accusations : « Je n’accepte pas ! Moi raciste ! Alors qu’une bonne partie de ma famille a terminé dans les fours des camps de concentration ! Je n’ai jamais regardé la couleur, la race, la religion des gens. Je ne vois que des hommes, c’est tout ». Mais en dehors de cet excès de colère, René Goscinny était plutôt discret. Comme le raconte sa fille. Un jour, l’un des amis du scénariste, ou du moins « prétendu amis » lui lança : «Moi, tu vois, René, les Juifs, je les sens.» Et Goscinny répliqua : «Eh bien, tu as le nez bouché !». C’était ça, l’humour juif bien caché de Goscinny.

Mais malgré cette discrétion, Anne Goscinny, la fille de René Goscinny, reste elle persuadée que les racines et les traumatismes de son père ont eu un impact sur son travail. Ce qu’elle racontait d’ailleurs il quelques années, elle qui a signé une magnifique BD avec Catel sur l’oeuvre de son père, (le Roman des Goscinny, aux éditions Grasset) et qui avait aussi en 2017 organisé une exposition au Musée d’art et d’histoire du judaïsme. A l’occasion de cette exposition, Anne Goscinny raconte en effet que la mère de son père, sa grand mère, Anna, évoquait souvent son village natal, où sa maison avait été incendiée car son père était rabbin. Cela aurait-il pu inspirer le personnage d’Astérix, le village d’Astérix, qui se bat bec et ongle contre les romains ? Selon Anne et de nombreux observateurs, les similitudes entre le peuple juif et le « peuple d’Astérix » sont fortes. Astérix, comme une allégorie du ghetto juif, persécuté par ses ennemis.

René Goscinny en Israël.

Par ailleurs, René Goscinny entretenait une relation un peu spirituelle avec le judaïsme, comme en témoigne un voyage en Israël, en août 1977. À l’époque, sa femme Gilberte est atteinte d’un cancer, et il va se recueillir devant le Kotel, à Jérusalem. «Pour la première fois de ma vie, j’ai vu mon père porter la kippa et écrire un petit mot qu’il a glissé dans le Mur », c’est ce que raconte Anne dans les colonnes de l’Obs. Sur ce papier, il demande que sa femme et que sa fille soient toujours en bonne santé et heureuses. Ironie de la chose, c’est lui qui mourra, à 51 ans, d’un infarctus deux mois plus tard. Il est aujourd’hui enterré au carré juif du cimetière du Château, à Nice.

L’empreinte de Goscinny est telle qu’après sa mort, les aventures d’Astérix réalisées par Uderzo seul ne feront pas l’unanimité, divers critiques jugeant que la série a beaucoup souffert, sur le plan qualitatif, de sa disparition. Ce qui n’empêche pas toutefois le succès populaire et commercial de la série, ainsi que le marketing qui l’accompagne. Traduit en 107 langues et dialectes, vendu à des centaines de millions d’exemplaires, les textes et dialogues d’Astérix font de Goscinny l’un des écrivains les plus lus et traduits au monde.

Ilana Ferhadian (Copyrights).

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